Un portrait inédit des inconduites sexuelles en milieu professionnel au Québec

«Les inconduites sexuelles au Québec: que révèlent les cas des 20 dernières années sur les caractéristiques des professionnels, des victimes, et du processus disciplinaire?» Derrière ce titre se cache la première étude québécoise sur les violences sexuelles dans le contexte des relations professionnelles, signalent ses deux auteures, Isabelle Beaulieu, directrice générale de l’Ordre des sexologues du Québec (OSQ), et Geneviève Martin, elle aussi sexologue et professeure au département de psychiatrie et de neurosciences de la Faculté de médecine de l’Université Laval. «On apporte des résultats novateurs», estiment-elles. Les 296 cas d’inconduites sexuelles passés au crible par les chercheuses ont été traités par les conseils de discipline de 22 des 46 ordres professionnels au Québec; 97,30% d’entre eux concernaient des professionnels de la santé physique (66,90%) et mentale (31,41%). Une surreprésentation qui s’explique du fait que les travailleurs de la santé représentent les deux tiers des professions réglementées au Québec. Parmi ces 296 cas, qui impliquaient 470 victimes et dont 92% se sont conclus par un verdict de culpabilité, 82 visaient des médecins (27,7%), 62 des psychologues (20,95%), 38 des infirmières et infirmiers (12,84%) et seulement 4 des pharmaciens (1,35%). Leurs victimes étaient rarement des collègues ou des proches de leurs patients (3%), l’immense majorité faisant partie de leur clientèle - 71,9% étant des femmes, 16,8% des hommes, et 10% des mineurs. L’article 59.1 du Code des professions définit l’inconduite sexuelle de la manière suivante: «Constitue un acte dérogatoire à la dignité de sa profession le fait pour un professionnel, pendant la durée de la relation professionnelle qui s’établit avec la personne à qui il fournit des services, d’abuser de cette relation pour avoir avec elle des relations sexuelles, de poser des gestes abusifs à caractère sexuel ou de tenir des propos abusifs à caractère sexuel. Si les décisions disciplinaires concernaient majoritairement des hommes, «le pourcentage de femmes était plus élevé que ce que je pensais», observe Geneviève Martin (83,8% contre 16,2%, respectivement) qui ajoute que ces dernières sont davantage accusées de relations intimes et sexuelles alors que leurs homologues sont plutôt poursuivis pour des attouchements et des relations sexuelles. «Notre hypothèse est que les femmes tendent à combler des besoins émotionnels et affectifs, alors que les hommes cherchent à satisfaire des besoins sexuels et de désirabilité», indique la professeure. Autre différence notable: «Les femmes étaient deux fois moins expérimentées que les hommes au moment des faits», signale Isabelle Beaulieu (9,8 ans d'ancienneté contre 18). En moyenne, les premières avaient 36 ans au moment de leur première infraction, tandis que les seconds avaient 48 ans. Souvent, les professionnels masculins inculpés avaient déjà commis des fautes non-sexuelles et, dans 10% des cas, ils avaient des antécédents disciplinaires de nature sexuelle. «Ces gens-là savent ce qu’ils font. Ils connaissent la complexité des relations avec les patients et n’en sont pas à leur première infraction. Ils savent qu’ils transgressent la règle, affirme la DG de l’OSQ. Ça n’arrive jamais de même», insiste-t-elle. Des sanctions à la hausse Au niveau des sanctions, il y a un avant et un après la Loi 11, adoptée en 2017, qui impose des sanctions plus sévères aux professionnels coupables d’inconduites sexuelles. Auparavant, les fautifs se voyaient infliger une radiation médiane de trois mois et une amende de 1000$. Depuis, la durée médiane de la radiation est passée à trois ans et la sanction pécuniaire à 2500$. La Loi 11 prescrit toutefois une suspension minimale de cinq ans en matière d’infractions sexuelles. «La jurisprudence est en train de s’appliquer. Ces trois dernières années, on voit de plus en plus de radiation de cinq ans», constate Isabelle Beaulieu. Dernièrement, un médecin de famille a ainsi été radié sept ans pour avoir abusé d’un patient vulnérable afin d’assouvir ses pulsions sexuelles. Les chercheuses ont en revanche été étonnées de constater que seuls 23% des verdicts de culpabilité comportaient des mesures de réhabilitation. Autrement dit, les trois quarts des fautifs retournent au travail comme si de rien n’était, ou presque. Cela ne mène «pas nécessairement les professionnels à prendre conscience de leurs actions, de leur manquement éthique, des conséquences possibles pour les victimes, et des facteurs qui augmentent leur vulnérabilité à la transgression des limites sexuelles», peut-on lire dans le rapport détaillant leurs travaux (disponible en pied de page), qui ont aussi fait l’objet d’une publication scientifique dans la revue Sexual Abuse. «Dans une optique de protection du public, on recommande vivement aux conseils de discipline d’imposer de telles mesures, de même qu’aux syndics des ordres de les recommander», signifie Geneviève Martin. Elle invite également les syndics à mieux accompagner les victimes durant la procédure, dont le délai moyen est de 638 jours entre le dépôt de la plainte et la sanction finale. «Elles passent par toutes sortes d’émotions. Elles ont besoin de soutien psychologique et d’un suivi régulier. Il faut leur offrir des ressources adéquates», affirme la professeure. Lire aussi: Agression sexuelle sur une patiente: un médecin radié à vie Mettre l’accent sur la formation Enfin, les deux sexologues insistent sur la nécessité de mieux former les professionnels, notamment durant leur formation initiale. «On leur dit que les contacts sexuels avec leur clientèle sont interdits par la déontologie, mais ça reste très théorique», considère Isabelle Beaulieu qui regrette qu’il n’y ait pas de mise en situation. «À un moment ou à un autre de leur carrière, il est fort probable qu’ils ressentiront une plus grande connexion ou une attirance romantique voire sexuelle pour un ou une de leurs clients, mais ils sont mal préparés à gérer ce phénomène naturel», estime la sexologue qui encourage également les conseils de discipline et les syndics des ordres à se former sur les violences sexuelles. «Le processus disciplinaire peut être éprouvant sur les plans émotionnel et psychologique pour les victimes. Il est donc important que toute personne ayant un rôle à jouer auprès de celles-ci, allant des syndics aux membres des conseils de discipline, soit sensibilisée aux conséquences des inconduites sexuelles chez les victimes», conclut le rapport.

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