Un médecin expert coupable de conflit d’intérêts

Le Dr Michel Dagenais a eu beau multiplier les arguties, il n’est pas parvenu à convaincre le Conseil de discipline du Collège des médecins du Québec qu’il ne s’était pas placé en conflit d’intérêts dans le cadre d’une expertise judiciaire. Ses pairs ont plutôt jugé que le médecin de famille spécialisé en phlébologie «présente un déficit de crédibilité important» et qu’il «a démontré un manque sérieux de jugement professionnel dans la présente affaire». Ils l’ont ainsi reconnu coupable d’avoir dérogé aux dispositions de l’article 63 du Code de déontologie et se prononceront sur sa sanction lors d’une audience ultérieure, dont la date n’est pas encore fixée.Courant 2019, le Dr Dagenais accepte un mandat d’expertise qui lui est confié par les quatre parties d’un dossier civil parmi lesquelles figure, à titre de défenderesse, les cliniques de soins médico-esthétiques Epiderma. Au sujet d’une patiente ayant subi des injections (dont la nature n’est pas précisée dans la décision du Conseil de discipline), le clinicien doit déterminer «la cause médicale probable de (sa) réaction, l’étendue (de ses) dommages, (de ses) atteintes permanentes et (de ses) limitations fonctionnelles». Il reçoit entre autres la transcription d’un interrogatoire d’une administratrice d’Epiderma. Le médecin transmet son rapport d’expertise le 9 décembre 2019. Celui-ci n’est pas remis en question par les parties qui lui payent dans la foulée ses honoraires.Deux années s’écoulent sans que le Dr Dagenais ait de nouvelles du dossier. En mars 2022, il est contacté par l’avocate de la patiente qui l’informe par courriel que le procès aura lieu du 15 au 25 mai 2023 et qu’il doit se rendre disponible pour témoigner en cour.Une autre année passe. Le 19 avril 2023, le médecin reprend contact avec l’une des avocates des défendeurs pour savoir plus précisément quelles dates il doit réserver pour le procès. Le lendemain, il la relance en lui indiquant qu’il essaie «de prendre des vacances vers la mi-mai» et qu’il souhaiterait idéalement témoigner «vers ou après le 22 mai». L’avocate lui revient le 27 avril en s’excusant de ne pas être en mesure de lui indiquer à quel moment sa présence en cour sera requise ni pour combien de temps. «Nous vous demandons donc de demeurer à la disponibilité de la Cour du 15 au 25 mai 2023 pour le procès», ajoute-t-elle.À l’audience, le Dr Dagenais témoigne qu’à la réception de ce courriel, il était dans tous ses états: «Je fulmine, je suis excédé». Il considère inacceptable qu’un peu plus de deux semaines avant le procès, les avocates ne puissent répondre «à ses doléances». Il s’agit selon lui d’un manque de respect flagrant et déclare dès lors qu’il n’a «plus envie de travailler avec ces gens-là» ni de témoigner.Admission par courrielLe médecin répond le jour même à l’avocate. Dans son courriel, il se dit «vraiment déçu» par sa réponse et souligne qu’à titre de médecin phlébologue, il a un agenda très serré et qu’il gère une clinique qui compte plus de 9000 patients actifs, en plus des urgences qui se présentent. Le lendemain, il écrit de nouveau à la procureure pour l’aviser qu’il a omis de l’avertir qu’il «a vendu (sa) pratique de phlébologie le 31 janvier 2023 à Médicart, propriétaire, comme vous le savez, des cliniques Epiderma. Ce faisant, je me trouve en conflit d’intérêts dans la cause qui nous occupe…»Dans les jours qui suivent, la Cour supérieure ordonne le retrait du rapport d’expertise réalisé par le Dr Dagenais et reporte le procès en question. L’affaire se réglera finalement hors cour, au début de l’automne 2023.Dans sa plainte, le syndic adjoint du CMQ allègue que le médecin aurait dû informer ses mandants dès la conclusion de la vente de sa clinique au groupe Medicart, soit le 31 janvier 2023. En s’abstenant de le faire, il s’est placé en conflit d’intérêts. «Alors que son mandat n’est pas terminé, (le Dr Dagenais) a privilégié ses intérêts et n’a pas fait preuve d’une simple maladresse, mais plutôt d’un aveuglement volontaire et d’une mauvaise foi», affirme le syndic adjoint qui soutient que «la crédibilité (du médecin) est fortement entachée par ses explications cousues de fil blanc et ses contradictions».Dénégations devant le ConseilPour sa défense, le clinicien a martelé que son mandat d’expertise s’était achevé lors de la remise de son rapport, en décembre 2019. Il avance que son deuxième mandat, relatif à son témoignage en cour, ne s’est jamais concrétisé puisqu’aucune date de témoignage n’a été fixée. Selon lui, il n’avait donc pas à informer ses mandants de la vente de sa clinique.En s’appuyant sur ses échanges courriels avec l’avocate de la patiente, au printemps 2022, le Conseil de discipline juge que «la position (du Dr Dagenais) est intenable. [Il] ne peut avancer avec sérieux qu’aucun mandat ne lui est confié pour rendre un témoignage alors qu’il signale plusieurs indisponibilités pour la tenue du procès, qu’il est rapidement informé des dates et qu’il confirme la réception du courriel». Selon le Conseil, le médecin «nie l’évidence», d’autant plus que lors de son témoignage, il répète à deux reprises qu’en avril 2023, «il n’a plus envie de témoigner». Il confirme ainsi qu’il était au courant qu’il devrait témoigner. Alors qu’il sait depuis l’automne 2022 que le groupe avec lequel il négocie la vente de sa clinique détient Epiderma, le Dr Dagenais prétend qu’il n’était pas en conflit d’intérêts puisque Medicart n’est qu’un tiers dans le dossier civil où il agit à titre d’expert, et non pas une partie. Pour le Conseil, cet argument est non fondé en droit. «[Le médecin] négocie avec la société propriétaire de l’un des défendeurs, soit Epiderma. Medicart et Epiderma ne sont pas des tiers, mais des sociétés liées, l’une étant propriétaire de l’autre.»Lire aussi: Une amende salée plutôt qu’une radiation pour le Dr Éric SabbahConsultant ou dirigeant?Le clinicien objecte également que depuis la vente de sa clinique à Medicart, son statut au sein de Phlébocentre DeVinci est celui d’un consultant qui perçoit un pourcentage sur les honoraires générés par son travail. Selon lui, ce rôle de consultant n’a pas créé de lien avec Epiderma qui mènerait à un conflit réel ou potentiel. Sur le site web de Medicart, le Dr Dagenais est pourtant présenté comme membre de l’équipe de direction du groupe. De plus, le Conseil souligne que le courriel qu’il renvoie le 27 avril à l’avocate des défenseurs, «n’évoque pas les responsabilités d’une personne qui agit à titre de consultant, mais plutôt d’une personne bien investie dans la clinique et qui gère une clinique qui compte 9000 patients actifs et qui assume une responsabilité face à des urgences».Faisant feu de tout bois, le médecin considère que son obligation d’informer les parties de la vente de sa clinique ne lui incombait qu’à compter de la mi-avril 2023, lorsqu’il a constaté que l’administratrice d’Epiderma dont il a reçu la transcription d’un interrogatoire dans le cadre de son mandat d’expertise était l’une des personnes du groupe Medicart avec qui il a négocié la vente de sa clinique. Cependant, le Conseil observe que le Dr Dagenais n’a pas pour autant informé spontanément les parties de la situation, et qu’il ne l’a fait que pour se retirer du dossier alors qu’il était frustré que les avocats ne puissent l’accommoder sur sa date de témoignage.Pour ses pairs, «les obligations d’information, de divulgation, de transparence et d’honnêteté sont des valeurs fondamentales à toute profession. Elles transcendent les obligations de tous les professionnels, et ce, quel que soit le contexte. Or, il est clair que les circonstances de la présente affaire exigeaient du [Dr Dagenais] qu’il procède à deux divulgations: la première, dès le 31 janvier 2023, au sujet de la vente de sa clinique à Medicart, propriétaire d’Epiderma et la seconde, à compter de la mi-avril 2023, quant au fait d’avoir négocié avec des personnes interrogées dans le dossier civil. Dans le premier cas, cette divulgation arrive le 27 avril 2023 et dans le second, elle ne viendra pas».Lire aussi: Culpabilité confirmée, amende minorée pour un ophtalmologisteEnfin, le dernier moyen de défense développé par le clinicien s’attache spécifiquement à l’article 63 du Code de déontologie des médecins. Il avance que celui-ci s’applique uniquement à la relation médecin-patient et non à la relation médecin-expertisé. D’après lui, «seul un médecin traitant est visé par cette disposition». Le Conseil réfute cet argumentaire. Il s’appuie sur le Code de procédure civile qui stipule que «l’expert doit accomplir sa mission avec objectivité, impartialité et rigueur». Il réfère ensuite au guide d’exercice du Collège sur la médecine d’expertise l’évaluation médicale indépendante et l’expertise médicale. Celui-ci énonce que «le fait de pratiquer une évaluation médicale indépendante ou une expertise constitue un acte médical et que [les médecins] sont donc soumis aux mêmes responsabilités et obligations légales que celles s’appliquant à tout autre acte médical». Pour le Conseil, l’article 63 du Code de déontologie s’applique donc à la relation médecin-expertisé et le Dr Dagenais y a bel et bien contrevenu en dérogeant à l’honneur et à la dignité de sa profession.

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