Tueries: les bascules de l'esprit

Portons-nous, collectivement, une part de responsabilité dans les «tueries de masse»? Alors que certains jeunes se radicalisent en écoutant les discours séduisants de prédicateurs sans scrupule, il serait utile de mieux comprendre les dynamiques psychologiques qui influent sur les passages à l’acte meurtrier afin d'agir de manière préventive.Ce texte (suite de Tueries: déclencheurs et responsabilité collective) explore le concept de «bascules de l’esprit» pour mieux saisir comment émerge la part d’ombre des individus, mais aussi comment notre responsabilité collective devrait nous conduire à mieux accompagner nos jeunes.Les bascules de l’espritLes bascules de l’esprit sont les conséquences d’une fragmentation de la pensée à la suite d’une segmentation du cerveau, voire d'un effondrement de certaines parties qui ne fonctionnent plus. En fait, le cerveau est composé de milliards de cellules, principalement des neurones. Ceux-ci sont regroupés en «centres», en «noyaux» et en «aires» qui, assemblés en de multiple réseaux, contribuent aux pensées, aux émotions, aux sensations, aux mouvements, à la créativité, à la parole, etc.Cela prend du temps pour que tout se mette en place1. Il faut cinq à sept ans pour que la marche soit mature et que l’enfant sache s’il est droitier ou gaucher. Cela prend plus de quarante ans pour que la gestion de la vie affective soit moindrement efficace. Nous disposons, bien sûr, d'un potentiel génétique, mais c’est l’environnement social et, surtout, les expériences de vie qui font en sorte que le cerveau devient mature ou, au contraire, produit des troubles psychiatriques.Plus précisément, il est utile de savoir que chez un individu qui devient kamikaze, deux zones du cerveau sont principalement altérées. Il s’agit d’une aire dans le néocortex droit, proche de la tempe, et de deux noyaux du système émotionnel, logés au centre du cerveau, appelés les complexes amygdaliens. La première est la zone responsable de notre capacité à «résonner» devant ce qui arrive aux autres. Les seconds, quant à eux, déclenchent notre réaction en situation de stress, face à ce qui est perçu comme menaçant ou dangereux.Il arrive que certains fœtus subissent un effondrement de l’aire de la résonance affective. Ces êtres vivront des émotions, mais seront incapables, toute leur vie, d’avoir de la compassion quand une personne vivra quelque chose de difficile. S’ils ont un sens moral bien développé, ils pourront être d’excellents citoyens. S’ils grandissent dans un environnement malsain, ils pourront faire preuve d’amoralité, d’immoralité ou de comportements narcissiques pervers, voire criminels. En prison, ils pourront alors se radicaliser en adoptant, sans aucun discernement, des principes moraux comme code de conduite qu’ils voudront imposer.D’autres enfants vivent, pour leur part, dans des conditions familiales ou sociales très précaires, voire toxiques. Souvent, ils subissent de la violence physique et psychologique, des attouchements sexuels brutaux ou des gestes sadiques récurrents. Adolf Hitler en est un exemple. Son père l’a violenté durant toute son enfance. Il a vécu de nombreux stress durant la Première guerre mondiale. De retour à la vie civile, sans travail, il a fini par se révolter, se retrouver en prison et écrire un livre privilégiant l’extermination d’une ethnie. On connait la suite tragique pour des millions de gens…On voit ainsi que des stress post-traumatiques induisent progressivement un effondrement de l’aire de la résonance affective, et que les principes moraux – déconnectés de la réalité, mais inscrits dans une idéologie intégriste – peuvent conduire à des décisions désastreuses.L’impact de la télévision et des jeux vidéoUn nouveau phénomène vient aussi perturber le fonctionnement du cerveau des adolescents. Récemment, le neuroscientifique Michel Desmurgets2 a expliqué comment la violence de certains films – accentuée par des trucages de plus en plus efficaces – finit par altérer la compréhension du monde environnant. C’est le concept du «Grand méchant monde» qui se construit par stress traumatiques successifs.Pour leur part, le pédopsychiatre Bruno Harlé et la psychologue Sabine Duflo3 ont ouvert des cliniques et mis en place des protocoles de traitement des conséquences d’un usage déraisonnable de jeux vidéo dans lesquels la violence est omniprésente ou qui encouragent les actes criminels de toute sorte. Ces jeux affectent d’autant plus le jugement qu’ils activent une sensation de plaisir à se conduire de manière antisociale.Suite à la page suivanteCes spécialistes ont montré que, chez certains jeunes plus vulnérables, ces loisirs pouvaient déclencher un syndrome de stress post-traumatique chronique et une désensibilisation progressive: tuer, au début virtuellement, devient un mode d’expression social. Il y a alors une excitation, via les centres nerveux du plaisir, dans l’acte de nuire à autrui, voire de tuer tout être qui perturbe son bon vouloir. Heureusement, il n’y a pas de ligne directe systématique. Par contre, le nombre d’heures jouées est corrélé avec l’ampleur et la fréquence des comportements antisociaux.Les Européens relèvent trois caractéristiques chez les jeunes qui partent combattre au Moyen-Orient : désœuvrement, perte d’espoir et jeux vidéos de type «antisocial», accompagnés – bien sûr – d’un endoctrinement intégriste qui donne l’illusion d’un ailleurs meilleur par l’expression violente.Cela dit, les bascules de l’esprit qui déclenchent les meurtres de masse dépendent surtout de l’effondrement des noyaux impliqués dans la gestion de la menace et du danger. C’est d’ailleurs ce qui distingue le prédicateur-intégriste ou le chef de guerre du tueur en série ou tueur de masse.Chez une personne en santé, les noyaux amygdaliens déclenchent des mécanismes de protection, mais pas de la violence gratuite, et encore moins des actes terroristes. S’il n’y a plus de compassion, tous les moyens deviennent corrects pour atteindre ses objectifs. Et si ces noyaux s’effondrent, la vie n’a plus aucune valeur: ni sa propre vie ni celle d’autrui. Le prédicateur restera en vie, le kamikaze n’en a guère envie.Il est probable que Timothy McVeigh ait vécu de nombreux traumas durant sa période militaire et, conséquemment, le stress post-traumatique a possiblement induit des bascules de l’esprit, le conduisant à commettre l’attentat d’Oklahoma City. Il y a fort à parier que Marc Lépine ait lui aussi vécu un certain nombre de traumas qui, à un moment donné, ont déclenché les bascules de son esprit et sa folie meurtrière envers les femmes. Dans la plupart des cas, les criminels préfèreront la mort à la prison, d’où les actes suicidaires des kamikazes ou des tueurs en série abattus régulièrement par les forces policières.Deux choix face à l’inacceptableComme l’explique Denis Villeneuve dans son film «Incendie», nous avons deux choix face à l’inacceptable: poursuivre le cycle de la violence ou opter pour l’action pacifique et la compassion.Le Dalaï-Lama affirme que si tous les enfants apprenaient à méditer, on ne vivrait plus de guerre en une génération. On parle d’ailleurs de plus en plus de méditation pleine conscience comme moyen de cultiver une meilleure qualité de vie.En effet, il est démontré que la méditation est un moyen efficace pour assurer le bon développement du cerveau et, plus tard, le maintien des habiletés affectives4. Elle crée de meilleures connexions entre les neurones et, de là, une pensée plus fluide, des idées plus altruistes, des comportements plus éthiques et des relations plus harmonieuses, car les émotions sont mieux utilisées.En somme, le développement de saines habitudes relationnelles, où l'on considère autrui sans s’oublier soi-même, est le gage d’une vie personnelle, familiale et sociale plus prometteuse… malgré les inégalités sociales et la tristesse de certaines situations.Un idéal ou une cause aussi noble soit-elle ne justifiera jamais la mort d’un être humain. Si nous voulons nous créer une vie saine et sereine, cela passe immanquablement par des choix éthiques et pacifiques, cela passe par une démarche réflexive et une remise en question permanente pour réaffirmer les valeurs humaines qui nous définissent.RéférencesJoël Monzée (dir.), Neurosciences, psychothérapie et développement affectif des enfants, Éds Liber, 2014.Desmurget, TV Lobotomie: La vérité scientifique des effets de la télévision, Paris, Éditions Max Millo, 2011Duflo et B. Harlé, Psychopathologie quotidienne de l’enfant au pays des nouveaux médias, In Joël Monzée (dir.), Neurosciences, psychothérapie et développement affectif de l’enfant, Éditions Liber, Montréal.Joël Monzée (dir.), Ce que le cerveau a dans la tête, Éds Liber, 2011.

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JOEL MONZEE