Témoignage: dans les rouages du Conseil de discipline d’un ordre professionnel

Comment affronter sereinement la justice disciplinaire de son ordre si on n’en connaît pas la mécanique et les subtilités?Depuis bientôt trois ans, Hugues Vaillancourt, éthicien clinique et diététiste-nutritionniste depuis 2011, occupe un siège au Conseil de discipline de l'Ordre des diététistes-nutritionnistes du Québec (ODNQ). Il souhaite faire connaître les rouages des processus disciplinaires à tous les professionnels, car les conseils de discipline ont un rôle essentiel mais souvent «mal compris». Lui-même avoue avoir mis du temps à l'apprivoiser. Entrevue.Pourquoi avoir choisi de siéger au Conseil de discipline de l’ODNQ?Hugues Vaillancourt: Après avoir obtenu mon diplôme de diététiste-nutritionniste, j’ai fait des études d’éthique clinique à la Faculté de médecine de l'Université de Montréal pour avoir un rôle plus transversal et ne pas être spécialiste d’un seul domaine en santé. Mes études se sont surtout centrées sur les enjeux moraux concernant les soins, et la manière de les aborder. Je voulais prendre en considération les patients, le fonctionnement du réseau, les moyens d’améliorer nos services. Et quand on aborde la complexité du réseau, on étudie les normes, lois et règlements, ainsi que les codes de déontologie des professionnels. Ça m’a familiarisé avec toutes ces notions.Lorsque, quelques années plus tard, l’ancienne présidente de l’Ordre m’a sollicité pour siéger au Conseil de discipline, ça m’a intéressé! L’éthique et la discipline se rejoignent, notamment sur la réflexion concernant les pratiques, les principes et l’intégrité professionnelle. Que saviez-vous du processus disciplinaire en vigueur dans votre ordre avant de siéger au Conseil?Rien! Il s’agit d’un contexte particulier, car les membres du Conseil de discipline doivent être indépendants à l’égard de l’Ordre – nous ne sommes pas des collaborateurs du Bureau du syndic par exemple – mais aussi de toute activité politique. Lors d’une audience disciplinaire, les parties ne doivent pas avoir l’impression qu’il y a un biais ou un parti pris de la part des membres du Conseil. En plus de cette exigence d’indépendance vient une exigence de discrétion concernant le contenu du Conseil de discipline. Ça nous engage à être très prudents et à ne pas toujours expliquer ce qui se passe. Vous nous parlez pourtant du processus disciplinaire en toute transparence…Je comprends le fait de ne pas révéler le contenu des audiences disciplinaires, mais je trouve important d’expliquer comment elles fonctionnent. Il s’agit d’un système impartial, qui fonctionne bien, mais qui reste obscur. Cela entretient une mauvaise compréhension du processus disciplinaire. Et je pense que les membres de l’Ordre devraient mieux le connaître pour avoir plus confiance. Justement, quelles sont les idées reçues à propos du Conseil de discipline? L’un de mes camarades de promotion m’a déjà demandé pourquoi le Conseil, sur lequel je siégeais alors, avait choisi un expert en particulier dans la décision contre la diététiste-nutritionniste de Québec Andréanne Martin, qui avait fait grand bruit l’année dernière. Il avait lu que l’expert avait été demandé par l’Ordre, donc par la partie plaignante et non par le Conseil.Sur le même sujet: Guide disciplinaire de l’ODNQ: «Remédier à une impression de manque de transparence»J’ai dû lui expliquer que, comme dans les procès montrés dans les séries télévisées, les membres du Conseil de discipline n’étaient pas à l’origine des poursuites mais faisaient office de juges, d’arbitres. Les experts sont nommés par les parties – la partie plaignante qui est le syndic, et la partie intimée qui est le professionnel mis en cause. Et si un expert est invité à s’exprimer, c’est qu’il n’a pas été contesté par la partie adverse. Dans ce cas précis, l’intimée avait en plus plaidé coupable. D’autres pensent que nous avons été nommés par l’Ordre et que nous rendons nos décisions en sa faveur, ce qui, comme je l’ai dit, n’est pas vrai puisque nous avons un devoir d’indépendance et d’impartialité.Quelle est la chose la plus délicate à gérer dans ce rôle?L’un de mes collègues plus expérimentés m’a mis en garde contre un certain parti pris qu’on pourrait prendre malgré nous pour la partie plaignante qui initie le dossier, donc le syndic de l’Ordre. Il s’agit la plupart du temps de la personne la plus préparée et au fait du déroulement d’une audience. De son côté, l’intimé ne connaît pas toujours les procédures, arrive peu préparé, avec ou sans avocat pour le défendre correctement – une défense coûte cher, et certains avocats ne sont pas spécialisés en droit professionnel. Dans certains dossiers, il faut vraiment s’efforcer de rester neutre, car le syndic peut y aller fort. Le doute raisonnable doit subsister, ainsi que la confiance dans le jugement des professionnels et la prise en considération des circonstances. Un égarement mérite d’être reproché, oui, mais on ne peut pas prendre pour argent comptant tout ce que le syndic amène à l’audience. Mais il ne faut pas oublier que les syndics ont aussi une responsabilité envers leur ordre de ne pas engager une procédure longue et coûteuse reposant si leur dossier n’est pas assez étoffé. C’est pour cela que bien des cas se règlent à l’amiable, surtout dans le cas d’une première offense.Comment vivez-vous cette double casquette de professionnel et de membre du Conseil de discipline? Il y a un grand sentiment d’imposture lors de la première audience, car on embarque dans une procédure et dans un dossier dont on ne connaît pas grand-chose, voire rien du tout, puisque la formation dispensée par des avocats n’intervient que plus tard. Même si on est appairé avec un membre plus expérimenté, ça nous place dans une posture d’humilité qui nous pousse à ne pas intervenir de peur de commettre un impair. La confiance et le leadership se construisent au fur et à mesure des dossiers et des présidents de Conseils avec lesquels on travaille, car ils tournent dans tous les ordres professionnels. Certains nous impliquent plus que d’autres. Nous ne sommes pas là que pour fournir des précisions sur des termes techniques, mais pour apporter une interprétation concrète liée à la profession, et refléter notre culture professionnelle. À lire aussi: La FMOQ reporte son boycottage de l'enseignement et soumet une contre-propositionMême s’il faut démontrer qu’il n’existe aucun lien entre nous et l’intimé, ça reste l’un ou l’une de nos collègues. Si on n’est pas à l’aise avec quelque chose ou qu’on a l’impression de devenir des bourreaux, on a le privilège de pouvoir intervenir, et de sortir du confort de l’indifférence. À la fin de la journée, c’est notre nom qui est écrit sur la décision de sanction. Il faut être capable de bien vivre avec.Comment prend-on une décision dans ce cadre? Laisse-t-on parler son empathie ou s’en tient-on rigoureusement à la déontologie et aux précédents disciplinaires?En presque trois ans, j’ai siégé sur environ huit audiences – notre ordre est assez petit et les décisions disciplinaires sont rares. Dans la majorité des cas, les membres accusés plaident coupable. À partir du moment où l’intimé reconnaît la faute, ça va se dérouler très vite, l’audience est bouclée en une heure, car il n’y a pas à démontrer la culpabilité. Nous n’avons pas un grand rôle dans ces cas-là. Il pourrait y avoir une négociation sur la sanction raisonnable à appliquer entre l’intimé et le syndic avant l’audience. Le rôle du Conseil sera alors de décider si cette entente fait du sens par rapport au droit professionnel, mais notre marge de manœuvre est très étroite si on souhaite interférer. Il faudrait vraiment que les sanctions proposées par les deux parties soient radicalement opposées. Découvrez aussi: Code de déontologie des syndics: un dossier au point mortSi l’intimé décide de plaider non coupable et présente une défense, on va vraiment avoir un travail de fond à faire sur le dossier, en recueillant des témoignages experts, en consultant les preuves et les plaidoyers. Ensuite, le comité du Conseil se retire pour déterminer si le membre est coupable ou pas en vertu des preuves déposées. Notre jugement reposera là-dessus. Pourquoi la majorité des membres choisissent-ils de plaider coupable?Plaider coupable est souvent vu comme la manière de régler le dossier le plus vite possible, à moindre frais. Si le membre se trouve dans une zone grise, où il pourrait plaider non coupable mais aurait du mal à défendre ou argumenter son cas, c’est plus simple de prendre le blâme et de reconnaître qu’on s’est trompé – d’autant que le fait de reconnaître son tort et de plaider coupable représente toujours un facteur atténuant qui peut alléger la sanction. Si en plus de reconnaître sa faute, la personne a entrepris une formation ou un changement dans sa pratique, elle prouve d’autant plus sa bonne foi. Une audience disciplinaire est aussi un processus intimidant pour des gens qui ne sont pas familiers avec le droit professionnel, et qui n’ont jamais consulté un avocat de leur vie. Même s’ils sont accompagnés et bien conseillés.Pouvez-vous intervenir si ce plaidoyer de culpabilité vous paraît contraint? C’est sûr que certaines personnes se mordent la langue en plaidant coupable. Le président du Conseil explique toujours à l’intimé que ce dernier doit formuler son plaidoyer de culpabilité de manière libre et éclairée – pas sous la menace ou la pression – et qu’il a droit à une défense. Mais si ce dernier fait le choix de ne pas se défendre et de plaider coupable au chef d’accusation, nous ne pouvons pas essayer de le convaincre de faire l’inverse. C’est notre devoir d'indépendance. À l’inverse, n’est-ce pas périlleux pour les membres de plaider non coupable? Plaider non coupable implique de monter une défense, de payer pour le temps d’audience, les frais d’avocat, et si à la fin la personne est jugée coupable, elle devra rembourser les frais de la procédure judiciaire… Il faut être convaincu de gagner sa cause. Mais c’est entendable, car les professionnels veulent défendre leur réputation, le privilège de pouvoir continuer d’exercer sans être suspendu ou se voir retirer leur permis.Souvent, les intimés qui plaident non coupable ont toutefois beaucoup de mal à élaborer une preuve pour défendre leur non culpabilité. Ils s’attendent à pouvoir argumenter eux-mêmes leur cas, à défendre le geste clinique qui leur est reproché. Mais le président du Conseil leur explique que ce n’est pas possible, et qu’ils doivent présenter un témoin expert. Si on n’a pas de preuve de non culpabilité, on ne peut pas se prononcer. Ce que je trouve malheureux, c'est que si effectivement le membre est convaincu de ne pas avoir fait d'erreur, il n’ait pas tous les moyens pour pouvoir le démontrer avec une défense qui fait du sens.Vous appelez aujourd’hui à davantage former les membres des ordres professionnels aux procédures disciplinaires…Ce qui est déplorable selon moi, c’est que, comme ces procédures concernent finalement une minorité de leurs membres, les ordres ne voient pas l’intérêt de former ou d’éduquer tout le monde à cette mécanique. Mais ça favoriserait le climat de confiance, car ce processus n’est pas une chasse aux sorcières mais un moyen de réfléchir sur l’impact que peuvent avoir certains actes sur l’image de la profession.Contrairement au droit civil, la règle du «innocent jusqu’à preuve du contraire» ne prévaut pas en droit professionnel. Si un membre est accusé et ne se présente pas ou ne se défend pas, il sera reconnu coupable, car on n’enlève pas un droit fondamental mais le privilège de porter un titre professionnel.C’est important pour les membres de comprendre ça, et aussi qu’ils n’ont pas le choix de répondre car ils doivent collaborer avec le syndic, au risque d’avoir un chef d’accusation supplémentaire. Consultez le guide disciplinaire de l’ODNQ en cliquant sur ce lien.

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