Quand une plainte façonne un médecin

Pour un résident, chaque patient, chaque garde constitue une source d’apprentissage, mais aussi un défi. Alors quand une plainte de patient tombe, bien des certitudes professionnelles peuvent vaciller. «C’est souvent vécu comme un coup de tonnerre, parce que généralement, le médecin ne s’y attend pas du tout. Il est pris au dépourvu», observe la Dre Catherine Pound, médecin-conseil et directrice soutien et bien-être des médecins à l’Association canadienne de protection médicale (ACPM).C’est précisément ce que vient d’analyser une équipe de recherche de l’ACPM dans une étude publiée en mai dans la revue Medical Education. L’objectif: documenter l’impact des plaintes sur les médecins en formation et dégager des pistes pour mieux les soutenir. «Pour les médecins déjà en pratique, les conséquences des plaintes sont connues: anxiété, dépression, voire idées suicidaires. Mais pour les résidents, nous n’avions pratiquement pas de retours d'expérience», souligne la Dre Pound.À consulter: La prescription en un mot: «Non»Pour ce faire, 35 médecins, tous membres de l’ACPM, ont été interviewés. Au moment de l’étude, ils avaient entre une année et plus de 25 ans de pratique. La cohorte était composée de 26 femmes et 9 hommes, exerçant la médecine familiale (40%), des spécialités médicales comme la pédiatrie ou la médecine interne (46%), et des disciplines chirurgicales (14%). Les plaintes qu’ils ont reçues remontaient à leurs années de résidence: près d’un tiers avaient surgi dès la première année, un autre tiers en deuxième année. La répartition des plaintes était équilibrée entre poursuite en déontologie, actions civiles et procédures hospitalières.L’analyse, fondée sur la théorie narrative de Ricoeur, a permis d’identifier un mouvement en deux temps: une phase initiale de sidération, éventuellement suivie d’un processus de reconstruction. Entre les deux, l’expérience s’est déclinée autour de cinq axes clés.Le choc initial est assez universel. «Souvent, le résident ne s’attend pas à répondre d’une plainte, car il a le sentiment d’avoir prodigué des bons soins», explique la Dre Pound. Plusieurs témoins disent s’être sentis imposteurs, honteux ou isolés. «J’avais l’impression de ne pas mériter d’être résident. […] Les patients n’étaient pas en sécurité entre mes mains», a relaté un des participants. «Comme c’est un sujet relativement tabou, les résidents croient souvent être les seuls à vivre ça. Ce sentiment d’isolement amplifie la détresse», signale la médecin-conseil de l’ACPM.Cette déstabilisation a parfois modifié des choix de carrière. «Ça m’a certainement détourné des soins palliatifs», estime un médecin concerné. «Je pense que ça m’a probablement détourné de suivre une formation plus poussée en médecine d’urgence», observe un autre. Pour la Dre Pound, «certains jeunes médecins vont éviter les spécialités qu’ils perçoivent comme trop risquées, parce que la plainte leur a laissé une cicatrice identitaire.»À lire aussi: Horaires et charge de travail: ce qu'on demande aujourd’hui aux résidentsLimiter sa pratique par crainte d’une plainteTroisième axe: l’impact durable sur la pratique clinique. Des cliniciens vont ensuite restreindre volontairement leur champ d’exercice. Un d’entre eux rapporte ne «plus faire de pédiatrie, parce que (il a) peur de faire une erreur.» La Dre Pound confirme que «plusieurs participants ont limité leur pratique pour réduire les risques, par exemple en renonçant à l’obstétrique ou aux soins hospitaliers.» D’autres ont ajusté leur approche: «Je suis certainement moins idéaliste et moins brusque […] J’aborde maintenant ce sujet de façon progressive, plutôt qu’en une consultation de dix minutes.» La plainte peut aussi transformer la communication avec les patients et la documentation de leur cas. «Je prends désormais soin de documenter non seulement les faits, mais aussi la réaction du patient», a témoigné un participant. Là encore, la Dre Pound y voit un apprentissage positif «Ceux qui ont bénéficié de soutien ont pu réinterpréter la plainte comme une occasion d’améliorer la qualité des soins, notamment en renforçant la communication.»À lire aussi: «C’est ça ta vie maintenant: il faut que tu t’y fasses»Enfin, certains, avec le recul, veulent transmettre leur expérience. «En partageant mes propres expériences, je vise à donner à mes résidents les outils pour mieux affronter des situations similaires», a déclaré un médecin. Selon la Dre Pound, «c’est ainsi qu’on normalise ces expériences et qu’on bâtit une culture plus saine autour des plaintes.»Au final, ces récits s’inscrivent dans deux schémas narratifs. Le premier, l'«emplotment» (NDLR: «mise en intrigue», en français), traduit la sidération: choc, stigmate et remise en question identitaire. Le second, la «refiguration», marque l’intégration de l’expérience dans la trajectoire professionnelle, parfois jusqu’à en tirer une force. «Avec l’appui d’un mentor, d’un pair ou le soutien de leur faculté, les résidents parviennent à transformer l’épreuve en apprentissage», insiste la Dre Pound.Briser le tabouAu-delà des trajectoires individuelles colligées dans le cadre de cette étude, l’ACPM en tire des enseignements pour ses services. L’association renforce ses dispositifs de soutien ciblés pour les résidents: conversations téléphoniques plus longues, orientation plus rapide vers des ressources spécialisées en bien-être, sensibilisation des médecins-conseils à la vulnérabilité particulière des jeunes membres.Selon ses auteurs, l’étude invite aussi à une réflexion culturelle plus large. Les plaintes ne découlent pas toujours d’une erreur médicale; elles peuvent résulter de problèmes systémiques ou de malentendus dans la relation de soins. C’est pourquoi il est crucial de briser le silence. Normaliser la discussion autour des plaintes, accompagner les médecins et favoriser une culture de soutien sont des conditions essentielles pour transformer l’épreuve en levier de croissance plutôt qu’en fardeau.Référence:McDougall A, Claudio F, Pound C, Pacheco K, Fortier J, Garber G. From challenge to growth: Exploring physician narratives of patient complaints during residency. Med Educ. 2025; 1-10. doi:10.1111/medu.15716

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