Quand la surcharge de travail mène à une erreur dans l’exécution d’une ordonnance

L’Association professionnelle des pharmaciens salariés du Québec (APPSQ) dénonce régulièrement la charge de travail de ses membres – la moitié d'entre eux la juge inadéquate – qui détériore leur santé physique et mentale et fait courir un risque aux patients. Une décision récente du Conseil de discipline de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) met en lumière ce danger. Débordée dans une officine à gros débit, une pharmacienne fraîchement diplômée a été négligente lors de l’évaluation et de l’exécution d’une ordonnance pour des analgésiques narcotiques. Une infraction déontologique qui lui a valu une amende de 4500$. Lors de sa plaidoirie, le syndic a affirmé que les membres de l’Ordre doivent s’assurer d’exercer leurs activités professionnelles dans des conditions de santé et de travail qui sont favorables au respect des obligations qui leur sont imposées. «Ils en sont les seuls responsables et sont tenus d’agir et de dénoncer toutes situations incompatibles à l’exercice adéquat de leur profession et à la sécurité des patients.» Dans cette logique, la jeune pharmacienne, qui a plaidé coupable à l’accusation portée contre elle, aurait dû se manifester auprès de la propriétaire; ce qu’elle a fait après avoir pris conscience des conditions difficiles dans lesquelles elle travaillait. Sans douter de la responsabilité individuelle de l’intéressée, le Conseil de discipline s’est déclaré «plus nuancé», car dans ce genre de dossier, «les causes sont parfois multiples et cumulatives». En l’occurrence, la pharmacienne salariée devait se plier aux conditions de travail qui lui étaient imposées (procédures internes mises en place, embauche et détermination du nombre d’employés, etc.). «Ces éléments ont une incidence sur l’accomplissement de ses activités professionnelles, sur sa charge de travail et, de ce fait, sur sa condition de santé, comme son niveau de fatigue», estiment ses pairs. Il incombait certes à la professionnelle de s’accorder suffisamment de temps pour analyser le dossier du patient, valider le médicament prescrit, s’assurer qu’il est adapté à sa condition et apprendre à composer avec un fort achalandage, mais «dans le feu de l’action, elle ne peut pas modifier substantiellement ses conditions de travail», observe le Conseil en ajoutant que la jeune femme n’était pas responsable de la gestion des ressources disponibles à la pharmacie, ni de son fonctionnement. Selon lui, si après avoir fait part de ses difficultés personnelles «aucune modification organisationnelle n’est apportée ou si elles sont insuffisantes pour garantir sa santé physique et mentale ainsi que la sécurité de ses patients parce qu’elle débute sa carrière, elle doit se résigner à démissionner», ce qu’elle a fini par faire, précise la décision. 500 à 600 ordonnances la semaine Diplômée en mai 2021, inscrite au tableau de l’Ordre six mois après, Neven Isaak est dès lors embauchée à la pharmacie Dung Nguyen, située dans le quartier Côte-des-Neiges, à Montréal, où elle travaillait déjà comme assistante technique. Avec la propriétaire Thi Ngoc Dung Nguyen, elles sont les seules pharmaciennes disponibles pour couvrir toutes les heures d’ouverture et exécuter toutes les ordonnances. Elles en reçoivent entre 500 et 600 la semaine et de 200 à 300 durant la fin de semaine. Le vendredi 26 août 2022, Neven Isaak est la pharmacienne en service lorsque le fax de la pharmacie réceptionne une ordonnance pour un patient âgé de 69 ans, traité en chimiothérapie pour ses cancers et qui est pris en charge par l’équipe des soins palliatifs du Centre universitaire de santé McGill. Son médecin lui prescrit plusieurs médicaments, notamment de la Morphine Contin 15 mg per os à consommer deux fois par jour pendant 30 jours et du Statex 2,5-5 mg per os à consommer toutes les quatre heures au besoin. La pharmacienne demande alors à l’assistante technique, qui est seule pour l’assister et termine bientôt son quart de travail, de consigner cette ordonnance dans le dossier pharmacologique du patient avant de quitter. Cette dernière se trompe et inscrit au dossier «Hydromorph Contin 3 mg et 12 mg (pour un total de 15 mg)», plutôt que «Morphine Contin 15 mg» comme indiqué sur l’ordonnance. Soit un analgésique narcotique cinq fois plus puissant que celui prescrit, précise la syndic à l’audience. Lorsque Neven Isaak procède aux vérifications nécessaires à l’exécution de l’ordonnance, elle ne décèle pas l’erreur commise par l’assistante. Elle omet aussi de faire les vérifications requises auprès du patient pour s’assurer que la dose importante de narcotiques qui lui sera remise se justifie dans les circonstances. Deux semaines plus tard, la pharmacienne-propriétaire reçoit l’appel du médecin prescripteur qui lui signale que le patient se plaint d’être affecté d’une importante somnolence. Il l’informe également qu’on ne lui a pas fourni le bon médicament et qu’il a constaté l’erreur en consultant le Dossier santé Québec du monsieur qui n’a toutefois pas subi de grave préjudice puisqu’il n’a consommé le mauvais médicament que pendant deux jours. À lire aussi: Un pharmacien lourdement sanctionné pour une succession d’infractions majeures Prise de conscience Dès l’ouverture de l’instruction, la jeune pharmacienne a reconnu son erreur – «objectivement grave», car «directement reliée à l’exercice de la pharmacie», souligne le syndic – puis enregistré un plaidoyer de culpabilité. À l’enquêtrice qui l’a contactée, Neven Isaak avoue qu’elle vient d’effectuer onze jours de travail consécutifs et que «par solidarité, (elle n’a pas) jugé raisonnable de dénoncer à (Thi Ngoc Dung Nguyen) sa charge de travail et son état de fatigue importants, puisqu’à cette époque, elles sont les deux seules pharmaciennes disponibles pour répondre aux besoins des nombreux patients de la pharmacie», relate la décision publiée mi-septembre. Constatant par ailleurs que le temps consacré par la jeune pharmacienne à l’exécution de tâches techniques ou qui ne relèvent pas spécifiquement de l’exercice de la pharmacie nuit à son niveau de vigilance, l’enquêtrice lui a conseillé de discuter de ces enjeux avec la propriétaire. Neven Isaak a alors pris conscience des conditions difficiles dans lesquelles elle pratique. Elle s’est aussi rendu compte des risques qu’elle faisait peser sur les patients en se croyant, d’une part, capable d’une telle assiduité au travail et, d’autre part, d’accomplir certaines tâches techniques en plus de celles relevant de l’exercice de la pharmacie. Suivant le conseil de l’enquêtrice, la professionnelle a provoqué une rencontre avec Thi Ngoc Dung Nguyen afin de discuter des options possibles pour améliorer ses conditions de travail. Elle en a conclu qu’il était plus raisonnable d’exercer la profession ailleurs. Depuis, Neven Isaak a été embauchée dans une autre pharmacie, où l’organisation des tâches exécutées par les différents employés de l’officine lui semble plus adaptée à son début de carrière professionnelle et où elle ne travaille plus que trois jours par semaine pour éviter le surmenage. En se référant à un jugement de la Cour suprême du Canada rappelant qu’il «importe de retenir la distinction entre l’inspection professionnelle, qui se veut préventive, et le système disciplinaire, qui remplit une fonction curative et répressive», le Conseil de discipline de l’OPQ estime que dans cette perspective, l’Ordre «doit aussi jouer son rôle préventif lorsqu’il est au fait d’une situation susceptible de compromettre l’intérêt du public comme la pénibilité des conditions de travail dans lesquels certains de ses membres sont appelés à exercer leurs activités professionnelles». À bon entendeur...

Quand la surcharge de travail mène à une erreur dans l’exécution d’une ordonnance

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes