Pénurie de pharmaciens: la manne de l’étranger

Le président de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) n’y va pas par quatre chemins: «Si vous me trouvez 3500 pharmaciens francophones prêts à venir travailler ici, je veux bien noliser un navire de croisière.» Cette phrase lancée à la cantonade par Jean-François Desgagné est sans doute un peu exagérée compte tenu des besoins actuels et futurs. Elle témoigne toutefois d’une réalité. Face à la pénurie de main-d’œuvre pharmacienne qui sévit dans la province, l’option de recruter à l’étranger, notamment dans les pays francophones, est de plus en plus considérée par des pharmaciens propriétaires et des chaînes. Chez Pharmaprix, par exemple, on ne s’en cache pas. «La France est un marché qu’on cible à 100%», reconnaît volontiers Éric Marchand. Le directeur principal des ressources humaines pour l’est du Canada de Shoppers Drug Mart, la filiale de Loblaw qui exploite Pharmaprix au Québec, a lui-même participé au printemps dernier à PharmAgora, le salon annuel de la pharmacie d’officine organisé à Paris. «Les pharmaciens français sont très intéressés par la pratique clinique de la pharmacie au Québec et au Canada», a-t-il observé. «Depuis avril, on en a recruté deux qui travaillent déjà ici, et trois sont engagés dans leur processus d’équivalence.» «On a également développé des relations avec l’Association nationale des étudiants en pharmacie de France», poursuit le recruteur en chef de Shoppers Drug Mart. Dans le cadre de leur cursus, les apprentis pharmaciens français peuvent effectuer des stages à l’étranger, mais «la plupart l’ignorent, car les universités n’en font pas la promotion afin de les garder chez eux. Nous allons leur offrir des stages d’observation en mode “viens voir chez nous et on va t’aider si tu veux t’installer ici”», expose Éric Marchand. Il signale d'ailleurs que Pharmaprix a prévu «de faire de la publicité (dans ce sens) en France» en 2024. Une initiative qui fera suite aux «trois campagnes majeures à l’international que nous avons lancées cette année sur les réseaux sociaux. Elles ont généré environ 1100 candidatures, dont une cinquantaine sont engagées, ou vont s’engager dans leur parcours d’équivalence pour pouvoir exercer au Canada.» Du côté du Groupe Jean Coutu, «on cherche à faire rayonner notre marque employeur pour générer un flux de candidats», indique Jean-Baptiste Ralph, le directeur principal des ressources humaines de la division pharmacie de Métro inc. Il précise que l’environnement de la franchise est différent du contexte corporatif. «Le recrutement actif relève des pharmaciens propriétaires. On a une section carrières sur notre site web, où les postes disponibles sont affichés par succursale, mais on reste dans un rôle de support et de facilitateur, y compris pour le recrutement à l’étranger.» Le DRH considère que ce dernier est une «bonne option. Celle-ci vient cependant avec une responsabilité et un engagement de la part de l’employeur, puis ça reste assez coûteux et pas si simple à mettre en œuvre», nuance-t-il en reconnaissant malgré tout que «plusieurs franchisés la considèrent sérieusement». Des pharmaciens «plus ouverts» qu’autrefois C’est justement pour aider les pharmaciens propriétaires à surmonter ces difficultés qu’Officine Québec, qui se présente comme «le spécialiste du recrutement international en pharmacie» a vu le jour au printemps 2022. «On accompagne les propriétaires dans leur recrutement, en sélectionnant des candidats potentiels, puis en assistant les recrues dans leurs procédures d’immigration et dans le processus pour obtenir leur permis d’exercice en pharmacie», indique Luc Gélinas, le fondateur et directeur général de l’entreprise. Ancien représentant pharmaceutique, il a eu l’idée de créer cette agence de recrutement en 2021 lorsqu’il a constaté le désarroi des pharmaciens. «Certains pleuraient dans mon bureau en raison du manque de personnel», se souvient-il. Au départ, l’idée de recruter à l’étranger «leur faisait peur. C’était nouveau et ça reste relativement complexe. Il y a plein de démarches administratives à accomplir et il faut s’engager à embaucher quelqu’un sans avoir la garantie qu’il obtiendra son équivalence. Aujourd’hui, les pharmaciens sont plus ouverts. Le message passe mieux qu’il y a deux ans», observe le chasseur de têtes qui affirme avoir recruté pour ses clients une vingtaine de pharmaciens dans les pays de la francophonie ces 18 derniers mois. «La moitié viennent de France, les autres d’Afrique», souligne-t-il. Le «forfait de base» pour un recrutement à l’étranger via Officine Québec avoisine tout de même les 8000$. «Cela comprend la sélection des meilleurs talents, la prise en charge complète de leur dossier d’immigration, l’aide à l’installation au Québec et la participation à notre programme de formation pour les assister dans l’obtention de leur équivalence», détaille Luc Gélinas qui revendique un taux de réussite de 70% à l’examen du Bureau des examinateurs en pharmacie du Canada (BEPC), l’organisme national qui évalue les compétences des pharmaciens formés à l’étranger avant qu’ils puissent pratiquer au pays (voir encadré en pied de page). À lire aussi: Études en santé: des «passerelles» pour devenir médecin ou pharmacien? «C’est sûr que le recrutement à l’international a un coût», convient Éric Marchand. Mais celui-ci est à mettre en balance avec les frais occasionnés par le recours aux agences de remplacement, estime-t-il. «C’est fou! J’ai des propriétaires qui se sont lancés dans l’immobilier pour pouvoir héberger des pharmaciens dépanneurs», relate le directeur principal de Shoppers Drug Mart. Besoins immenses à court et moyen termes Passablement remonté contre les agences de remplacement, qui «cannibalise les ressources» et «demandent des prix scandaleux», le président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP) estime lui aussi que le recrutement à l’étranger est une «bonne piste». «C’est même une avenue importante, quelque chose à encourager», affirme Benoit Morin. Il considère que les propriétaires doivent ainsi devenir des «facilitants» en ouvrant grand la porte de leurs pharmacies à ces recrues immigrées dans le but de favoriser leur intégration professionnelle et l’obtention de leur licence. «On a en masse de place pour prendre des pharmaciens et des techniciens en pharmacie formés à l’étranger», insiste-t-il en indiquant avoir lui-même en avoir recruté cinq ou six dans son officine. Selon la dernière enquête menée au printemps 2023 par l’AQPP, en collaboration avec l’OPQ, les besoins sont en effet immenses, à court et moyen termes. Il manque actuellement 550 pharmaciens communautaires et il en faudrait 1000 de plus d’ici 2028 pour combler les besoins futurs et les départs à la retraite. Sans compter les manques en pharmacie d’établissement. «C’est une épée de Damoclès», juge Jean-François Desgagné, en rappelant «toutes les avancées de notre profession en termes d’autonomie et de prise en charge clinique. Si on manque de bras, ça risque d’être un frein à l’implication des pharmaciens.» À lire aussi: Pénurie? Vraiment? Le président de l’OPQ a ainsi fait de la pénurie de main-d’œuvre un des thèmes phares de son mandat. Organisation du travail dans le laboratoire, gestion de l’offre, augmentation des cohortes dans les facultés de pharmacie, dans les DEC en techniques de pharmacie et les DEP d’assistants techniques, etc., «l’Ordre est en action sur tous ces sujets-là», assure-t-il en indiquant que l’immigration est une «solution à vraiment creuser. On doit peser sur fast forward pour que les professionnels compétents formés à l’étranger aient leur visa de travail plus rapidement.» Une revendication qui a été portée à Québec auprès du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration. À lire aussi: Les renforts arrivent, sommes-nous prêts? En attendant, l’attrait des pharmaciens propriétaires québécois pour leurs pairs francophones se traduit déjà dans les demandes de reconnaissance des qualifications professionnelles reçues par l’OPQ. Au cours de la dernière décennie, l’Ordre en étudiait en moyenne 135 par an. Après le creux lié à la pandémie de COVID-19, il en a reçu 177 en 2022-2023, un niveau déjà atteint en 2012/2013 et 2015/2016. Dans le détail, 24 demandes ont émané de pharmaciens français en 2022 et près de la moitié (79) provenaient de pays riverains de la mer Méditerranée (Algérie, Égypte, Liban, Syrie, Maroc, Tunisie) où le français est soit une langue d’usage, soit une langue seconde. «Le mot s’est également passé en Afrique de l’Ouest», constate de son côté Luc Gélinas qui dit recevoir beaucoup de candidatures du Sénégal.

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