L'éthique vivante en santé, pour reconnecter le système à la réalité

Le système de santé aurait-il oublié l’humain en cours de route? Les principes éthiques et déontologiques entourant la pratique sont nombreux, mais ne semblent plus suffisants à eux seuls pour outiller les professionnels de la santé et des patients. C’est sur la base de ce constat que l'équipe du Dr Eric Racine, docteur en sciences humaines appliquées et bioéthique, a imaginé une nouvelle forme d’éthique participative et orientée vers l’expérience des travailleurs de la santé autant que des patients: «l’éthique vivante», dont les principes fondateurs sont définis dans cet article, publié récemment dans la revue Medicine, Health Care and Philosophy (en anglais). En quelques mots, l’éthique vivante est une manière de percevoir l’éthique en santé comme évolutive et participative, que ce soit au niveau des méthodologies de recherche, des modalités d’intervention en éthique clinique ou de la sensibilisation à l’éthique en santé. «Il s’agit d’une posture connectée au vécu, à l’expérience des personnes, adaptative, pratique et visant à faire une différence dans l’épanouissement humain, précise le directeur de l’Unité de recherche en éthique pragmatique de la santé à l’Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM), professeur titulaire à l’Université de Montréal (UdeM) et professeur associé à l'Université McGill. Elle est vivante, car elle suppose un effort constant pour consulter les parties prenantes, prendre en compte les différentes expériences et adapter la prise en charge aux besoins.»Le tout premier laboratoire en éthique vivanteEt pour savoir dans quelle mesure cette approche fait une différence, rien de mieux que de la tester grandeur nature. L’équipe de l’IRCM, avec l’appui du ministère de l’Économie de l’Innovation et de l’Énergie, a ainsi créé, en 2022, le tout premier laboratoire en éthique vivante, interdisciplinaire et intersectoriel, l'É-LABO. «L’un de nos projets est un laboratoire vivant entourant les niveaux de soins inappropriés aux soins intensifs de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont. Un autre aborde l’enjeu de la détresse psychologique des personnes atteintes de maladies chroniques, rares et complexes à la clinique de l’IRCM», explique Bénédicte D’Anjou, coordonnatrice de recherche à l’Unité de recherche en éthique pragmatique de la santé et candidate au PhD à l’Université McGill. Au cœur de ces deux projets, la collaboration et la consultation des parties prenantes, qu’il s’agisse des travailleurs de la santé ou des patients. «Nous jouons un rôle de facilitateurs par le biais de la recherche, reprend la chercheuse. Nous allons identifier et mieux comprendre les enjeux, puis proposer des pistes de solutions possibles en accord avec les parties prenantes, car les solutions viennent d’elles. Puis nous les avons co-déployées et, sous peu, évaluées.» À lire aussi: La pertinence: une solution pour le réseau de la santé, un remède contre le cynisme des médecinsConcrètement, les chercheurs et chercheuses de l'É-LABO ont développé un nouvel outil de prise en charge des patients atteints de maladies chroniques, rares ou complexes, ou encore un guide d’aide à la discussion des niveaux de soins élaboré à partir des ressources disponibles et des besoins des professionnels de la santé participants – inhalothérapeutes, infirmières et intensivistes. Des solutions qui, à première vue, relèvent davantage de la psychologie ou de la gestion que de l’éthique… Mais détrompez-vous, la subtilité est que l’éthique se cache partout, révèle le Dr Racine. «Dans les deux cas, l’éthique entre en jeu car ces situations peuvent créer un mal-être, chez les patients comme chez les professionnels.» Il est vrai que la question de la fin de vie est une question éthique par excellence. Ce qui en fait un sujet hautement délicat à aborder, d’où l’intérêt d’un guide en soutien aux professionnels des soins intensifs, argue Bénédicte D’Anjou. «De quels aspects doit-on discuter avec un patient pour déterminer les niveaux de soins? Comment s’assurer de bien aborder les risques possibles, le pronostic envisagé, l’objectif de fin de vie, ce qui compte pour le patient avant sa mort…» En plus des projets sur la détresse psychologique et des niveaux de soins aux soins intensifs, l'É-LABO travaille également sur les processus de délibération éthique dans les hôpitaux canadiens, appuyé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, et a développé un laboratoire d’éthique vivante en réadaptation (LEViER) à l’Institut universitaire sur la réadaptation en déficience physique de Montréal – salué l'an dernier par le prix Lindsay et sa subvention de 480 000$ sur trois ans.«On est très loin d'un système de santé apprenant»Le problème aujourd’hui, c’est que l’éthique médicale est trop étriquée, enfermée dans des concepts surannés et peu adaptés aux nouvelles réalités. «Beaucoup de professionnels de la santé veulent aborder les problématiques auxquelles ils font face au quotidien et ce que vivent leurs patients, mais aujourd’hui, à eux seuls, les principes déontologiques et les services éthiques mis à leur disposition les outillent peu dans leur quotidien», regrette Bénédicte D’Anjou. «On est très loin d’un système de santé apprenant, appuie Eric Racine. On manque d’espaces de dialogues, pour nommer les situations et en parler. Si le système ne répond pas aux besoins des patients et des professionnels, on risque de créer de la détresse, un désengagement des soins, de la rotation de personnel et des burnouts. Il faut rendre ces discussions plus collégiales et constructives.» À lire aussi: Québec finance un projet pour mieux comprendre le recours à l'aide médicale à mourir Est-ce parce que, depuis longtemps, le terme même d’éthique fait peur aux professionnels de la santé, comme l’affirme le directeur de recherche de l’IRCM? «Ces derniers l’associent souvent à la déontologie, à des lignes directrices, au jugement de la part d’une autorité, épistémique ou scientifique.» Sauf que, dans les faits, cette notion n’a rien d’effrayant, bien au contraire: «L’éthique est contenue dans tout l'aspect des soins, et elle doit aussi se décloisonner. Il s’agit d’un incroyable levier de développement humain, car on se pose la question du sens de la vie, sociale ou professionnelle. L’éthique a un potentiel incroyable pour donner un pouvoir aux êtres humains!», s’enthousiasme Eric Racine. L’appréhension des professionnels de la santé a d’ailleurs vite été balayée au vu des bénéfices d’une telle approche, assure sa collègue. D’autres obstacles ont pourtant été listés par le groupe de travail de l’IRCM, composé de 21 co-auteurs – éthiciens praticiens, patients, professionnels de la santé et éthiciens universitaires. Hiérarchie inhérente au système de santé, conformisme, limitation des ressources, structure en silos, complexité du vocabulaire médical… De potentiels freins qui ne doivent pas décourager des démarches d’éthique vivante, considère la coordinatrice de recherche: «Tout le monde vit des enjeux éthiques au quotidien, tout ce que ça prend, c’est un espace et des ressources pour verbaliser son expérience. Les patients qui ont des maladies chroniques, complexes et rares sont souvent des experts de leur condition. Chacun de nous est expert de ses propres enjeux, peu importe notre niveau de littératie ou de maîtrise du vocabulaire médical.» Le digital, épée de Damoclès au-dessus de l'éthique vivanteRemettre les choses à plat, pour déterminer les enjeux éthiques par le bas, et plus par le haut. En d’autres termes, rendre la santé plus démocratique, explique Eric Racine. «L’éthique vivante est une démarche conjointe, collaborative, pour créer un terrain de discussion respectueux, outiller les gens, les rendre capables de se parler et de comprendre le point de vue et les valeurs de l’autre. Ça prend la volonté d’apprendre à chaque rencontre, et surtout de reconnaître les savoirs des différentes parties prenantes, y compris des patients.» À lire aussi: Être bien préparé pour affronter des situations médicales déstabilisantesSi cette recherche sur la meilleure manière d’amener l’éthique vivante au cœur du système de santé est encore en cours, les premières pierres - prometteuses - sont en tout cas posées, et font des émules. L'équipe d'Eric Racine vient ainsi d’accueillir un Atelier international de co-développement de l’éthique vivante à l'IRMC, et fait figure d'acteur incontournable dans le développement d’un Réseau international d’éthique vivante. Un enjeu global inquiète toutefois le directeur de recherche: le recours effréné aux nouvelles technologies. Plus de robot égal moins d’humain, une équation peu compatible avec les principes de l’éthique vivante. «On a sous-estimé la révolution du digital, mais quelles sont nos options? Baisser les bras, ou essayer de réformer ce qu’on peut? L'éthique vivante peut parvenir à libérer l’imaginaire et la créativité des travailleurs de la santé.»

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