L’équilibre et la compensation

Je voulais vous parler des propos de l’ancien ministre de la Santé, actuel député de l’Assemblée nationale et porte-parole de l’opposition officielle en matière d’éthique, qui commentait publiquement sur Twitter ma décision d’augmenter la durée de mes rendez-vous de 30 à 40 minutes en raison de la lourdeur de ma pratique et de mon sentiment que j’allais «péter au frette». «Voilà une des organisations de pratique les plus déséquilibrées que j’ai vues… Votre choix. […] Vous avez bien le droit de choisir une pratique plus lourde, mais collectivement les autres doivent compenser.» — Gaétan Barrette Mais mon ordinateur a subitement planté comme le Dossier santé Québec (DSQ) et j’ai perdu le texte que j’avais rédigé. J’y ai vu le signe que ces propos n’avaient pas d’importance ni d’intérêt. Je vais vous éviter de perdre votre temps comme j’ai perdu le mien. Du reste, j’ai demandé au député de définir l’équilibre et je n’ai pas obtenu de réponse. Je vais plutôt vous faire rêver. Imaginez. Imaginez que le patient qui vous consulte ait été au préalable évalué par une infirmière clinicienne qui s’assure de vous faire voir uniquement les consultations médicalement requises pour votre expertise diagnostique et thérapeutique. Vous avez en main cette évaluation, les antécédents, le détail des habitudes de vie, les signes vitaux, le poids, la taille, le tour de taille, l’IMC, les tensions artérielles récentes. Les conseils préventifs ont été prodigués par l’infirmière, qui a aussi prescrit les examens de dépistage recommandés selon l’âge et les facteurs de risque. La clairance de la créatinine ajustée a été calculée, de même que le risque cardiovasculaire et de diabète avec l’aide des calculateurs reconnus existants. L’indice tibio-brachial et la sensibilité au monofilament ont été mesurés d’avance dans les cas pertinents, tout comme l’acuité visuelle. Chez les personnes âgées, l’infirmière a détaillé l’autonomie fonctionnelle du patient et dépisté les risques de chute. Vous avez en main le résultat du test de Folstein ou de MoCA quand des plaintes cognitives ont été soulevées. Les situations cliniques qui relèvent d’autres professionnels ont été redirigées vers ces derniers. Imaginez des psychologues, des physiothérapeutes, des nutritionnistes et des ergothérapeutes accessibles. Imaginez que le patient ait rempli d’avance un questionnaire de prise en charge ou de préconsultation dans le portail de son dossier médical électronique. Les questionnaires de dépression, de TDAH, d’anxiété, d’apnée du sommeil ont été remplis par le patient en présence des symptômes évocateurs de ces maladies. Imaginez que vous utilisiez un logiciel de reconnaissance vocale intelligent qui transcrive vos questions et les réponses de vos patients dans votre dossier médical électronique et qu’un scribe médical organise l’information de manière claire et intelligible. Vous pourriez même, comme avec Siri, demander au logiciel d’envoyer vos prescriptions et vos demandes de consultation aux bons endroits. Imaginez que votre ordonnance de médicament passe directement dans le DSQ jusque dans le système du pharmacien qui reçoit une notification pour chaque nouvelle prescription. Imaginez que le pharmacien communique directement avec vous par messagerie intégrée à votre dossier médical électronique au lieu de vous envoyer un fax. C’est inimaginable qu’il n’y ait plus de fax, je sais, mais imaginez-le quand même quelques instants. Imaginez que la section «allergies et intolérances» du dossier du pharmacien soit synchronisée avec la vôtre et avec celles des hôpitaux, grâce au DSQ. Imaginez que lorsque le patient quitte votre bureau avec toutes vos prescriptions, une agente administrative le rencontre pour l’orienter dans la prise de ses rendez-vous et vérifier sa compréhension pour le suivi. Mieux, qu'il sorte de votre bureau sans prescription, car celles-ci ont été acheminées directement en un clic grâce à une base de données centralisée et à jour de toutes les ressources. Imaginez que votre patient n’attende pas sur la ligne téléphonique pour parler à une secrétaire, car le nombre de secrétaires est ajusté en fonction des pics et creux de la semaine. Imaginez qu’un système de rendez-vous en ligne fonctionne bien et qu’il permette aux différents professionnels de le configurer pour l’adapter à leurs différentes pratiques. Imaginez que les directives médicales anticipées et le formulaire de niveau de soin et de réanimation soient synchronisés avec votre dossier médical électronique et avec ceux des hôpitaux par le DSQ. Imaginez que vous ayez accès en temps réel, au bureau, aux dossiers hospitaliers des patients, aux consultations spécialisées et à celles des autres professionnels. Et qu’ils aient accès aussi à vos notes. Imaginez que les sommaires d’hospitalisation soient tapés par un gestionnaire de cas et non plus manuscrits, tout croches, illisibles, micrographiés par différents intervenants dans l’espace fixe trop étroit d’une seule page. Imaginez que le nom du médecin de famille soit automatiquement indiqué sur les feuilles sommaires grâce à la base de données RAMQ et que la feuille sommaire soit automatiquement poussée au DSQ au congé de l’hospitalisation. Imaginez que vous soyez payés pour vos compétences diagnostiques et thérapeutiques et non plus pour faire tout ce qui précède. Imaginez que vous n’ayez plus à couper certains coins ronds pour avoir le temps de faire tout ce qui précède. Imaginez que vous rehaussiez la qualité de votre médecine parce que vous avez récupéré le temps du travail qui peut être effectué par d’autres professionnels ou agents administratifs que vous-mêmes, et par informatisation ou automatisation. Imaginez une pratique plus pertinente et utile qui vous permette de voir davantage de patients avec des besoins médicaux réels. Imaginez un ministre de la Santé et des députés empathiques qui comprennent vos besoins et qui travaillent pour réaliser ces rêves dans le respect. Imaginez une pratique où vous n’ayez plus à compenser tout ce qui manque. Imaginez une pratique moins lourde. Imaginez une pratique équilibrée.

L’équilibre et la compensation

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Derrière ce blogue:

Vincent Demers

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