La justice disciplinaire a besoin de rénovations

Les décisions rendues par les conseils de discipline du Collège des médecins du Québec (CMQ) et de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) laissent rarement les lecteurs de ProfessionSanté.ca indifférents. En cas d’inconduite sexuelle, ils jugent généralement les sanctions trop clémentes. À l’inverse, quand un médecin ou un pharmacien est radié temporairement à cause de technicalités ou d’erreurs qu’ils estiment minimes, ils trouvent ces mises à l’écart inappropriées déplorant, en commentaire, une justice disciplinaire plus punitive que protectrice du public. S’agissant des pharmaciens propriétaires, une radiation les oblige ni plus ni moins à revendre leur pharmacie. «C’est un enjeu énorme, c’est parfois l’œuvre de toute une vie qui en dépend», souligne Me Paul Fernet. L’ancien président de l’OPQ, reconverti dans le droit, constate ainsi que certains de ses clients sont «enclins à accepter des amendes plus lourdes que ce que l’on pourrait envisager plutôt que de prendre le risque d’être radiés».Du côté des médecins, la radiation temporaire est perçue comme un blâme dénué de vertus pédagogiques, si ce n’est de susciter la crainte de s’en voir imposer un autre. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre médicale, les cliniciens considèrent en outre qu’elles ne servent ni les patients — et les listes d’attente dans le réseau de la santé — ni les collègues du praticien sanctionné, qui doivent pallier son absence momentanée.Cet enjeu a été discuté dans le cadre d’un comité spécial sur «les pouvoirs des syndics et leurs mécanismes d’évaluation» créé en 2019 par le Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ) à la demande de la ministre Sonia LeBel, maître d’œuvre du chantier de la modernisation des ordres professionnels. Dans le mémoire qu’elle a présenté, la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) soutenait qu’il fallait «entreprendre un questionnement sur les “peines exemplaires” imposées par le syndic, leur utilité pratique et leur impact sur le continuum de soins» et qu’il conviendrait d’«adopter une approche constructive face aux fautes médicales plutôt que d’avoir une approche punitive».À lire aussi: Discipline: la hantise des cliniciens (dossier)La Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) a fait des représentations dans le même sens. Conscient qu’il s’agit d’un équilibre fragile à trouver considérant la nécessaire protection du public, l’ancien vice-président de la Fédération, le Dr Sylvain Dion, qui a quitté ses fonctions en décembre, se questionne par exemple sur l’utilité de radier temporairement un médecin qui a des lacunes. «Seront-elles comblées par une radiation? On pourrait plutôt lui imposer une formation ou un stage qui serviraient mieux l’objectif de protéger le public», avance le Dr Dion, en soulignant l’impact d’une suspension sur le suivi des patients du clinicien sanctionné, le renouvellement de leurs ordonnances et le reste de l’équipe médicale dont la charge de travail va augmenter.Cet avis est partagé par nombre d’avocats œuvrant en droit disciplinaire, dont la cheffe du groupe de la pratique médicale au sein du cabinet McCarthy Tétrault, qui représente des praticiens pour le compte l’Association canadienne de protection médicale (ACPM). Me Emmanuelle Poupart prend le cas d’un médecin qui commet une faute de nature professionnelle, une erreur de diagnostic par exemple. «Ce n’est pas une radiation de trois mois qui va protéger le public. Il faut trouver d’autres solutions plus pragmatiques pour s’assurer qu’il ne reproduise pas son erreur, comme de la formation ou des ateliers de perfectionnement.»Plus de conciliationAu-delà, l’avocate souligne que l’erreur est humaine et que nous en faisons tous. «Est-ce que toutes les erreurs méritent une plainte devant le Conseil de discipline? Je ne pense pas, car dans le contexte peu évident du réseau de la santé, cette perspective est décourageante pour les médecins qui se battent au quotidien pour leurs patients», observe Me Poupart.Avant de déposer une plainte, l’article 123.6 du Code des professions prévoit que le syndic peut avoir recours à la conciliation, mais dans les faits, cette option reste marginale, constatait le cabinet d’avocats McCarthy Tétrault dans son mémoire transmis au comité spécial du CIQ. «Pourtant, une rencontre supervisée, où le professionnel et le plaignant pourraient se parler et se fournir de l’information sous toutes réserves, pourrait désamorcer bien des plaintes et aurait un impact tout aussi positif sur la protection du public», soulignait le cabinet. À lire aussi: Des professionnels soumis à rude épreuveLe rapport final du comité spécial du CIQ, remis à la ministre LeBel en mars 2020, mentionne que seulement une enquête du syndic sur dix aboutit à une conciliation, notamment parce qu’il existe un certain vide juridique autour de cette procédure qu’il conviendrait de mieux encadrer. De plus, il recommande que le Code des professions soit modifié «afin de permettre des modes alternatifs de règlement des différends tels que la lettre d’avertissement, l’engagement et les mesures administratives».En attendant l’aboutissement du chantier de modernisation des ordres, où «la question de la discipline professionnelle est justement à l’étude», indique brièvement le cabinet de la ministre LeBel, le CMQ a repris l’une des recommandations du CIQ et va mettre en place un nouveau mode de règlement des différends entre patients et médecins. «Nous introduirons un service de médiation à partir de février 2024, en alternative à l’enquête», indique le président du Collège, le Dr Mauril Gaudreault, sans donner plus de détails.À lire aussi: L’ABC des inspections professionnelles au CMQDe son côté, le président de l’OPQ se dit favorable à plus de conciliation et plus de justice réparatrice. «Les ordres ont l’occasion historique de redéfinir ce qu’est la protection du public», affirme Jean-François Desgagné en constatant qu’actuellement, elle ne satisfait ni les patients, «qui se sentent démunis», ni les professionnels, qui «ont le sentiment d’aller au bûcher». «On a besoin d’un plus large éventail de possibilités que le dépôt d’une plainte disciplinaire. La première des choses que les patients lésés veulent, ce sont des excuses de la part du professionnel, qu’il reconnaisse la situation et qu’il la corrige», explique-t-il en ajoutant que la ligne est souvent mince entre l’erreur et la négligence. «Il n’est pas toujours nécessaire que ça se retrouve en discipline.»Le nécessaire encadrement des syndicsL’autre enjeu en matière de justice disciplinaire, qui suscite l’ire des médecins et des pharmaciens, réside dans le processus d’enquête. Ceux qui sont passés par là en gardent un mauvais souvenir et parlent d’une «expérience traumatisante». Leurs organisations syndicales ont ainsi dénoncé devant le comité spécial du CIQ les comportements de certains syndics adjoints: «ton brusque et arrogant», «langage intimidant, accusateur, revendicateur et mesquin», «jugements de valeur sans fondement» ou encore «interprétation déformée des faits».Depuis, des changements ont été apportés à la direction des enquêtes du CMQ et de l’OPQ, assurent leurs gestionnaires, notamment sur le plan de l’éthique (voir le même article). Toutefois, sur le fond, le besoin d’un meilleur encadrement du travail des enquêteurs des syndics demeure. «Ils ont des pouvoirs plus grands que n’importe quel policier, mais ne sont soumis à aucun organe de contrôle. Ce qui a pu et peut toujours conduire à des abus», indique Me Julie Chenette. L’avocate expérimentée en déontologie signifie que même les agents du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) sont soumis à des mécanismes de surveillance et de reddition de compte. «On a un besoin évident de mieux contrôler les syndics adjoints qui, à l’heure actuelle, ont zéro contre-pouvoir», affirme-t-elle en annonçant vouloir profiter de la modernisation du système professionnel pour formuler des recommandations en ce sens à l’intention de la ministre LeBel. À lire aussi: Le b.a.-ba de l’inspection professionnelle des pharmaciensCelles-ci sont peu ou prou les mêmes que les préconisations présentées par le CIQ dans le rapport de son comité spécial sur les pouvoirs de syndics. Il proposait entre autres que ces derniers soient soumis à un code de déontologie afin d’encadrer leur conduite éthique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui; la création d’un tel code devant être accompagnée par la mise en place d’un mécanisme de surveillance indépendant des syndics. Il pourrait s’agir d’un ombudsman ou d’un comité d’enquête commun à l’ensemble des ordres qui traiterait les dénonciations en cas de manquement ou de dérogation à la déontologie. Du pain sur la plancheCes propositions ont été accueillies favorablement par le CMQ et l’OPQ. Le cabinet de la ministre Sonia LeBel a pour sa part confirmé à ProfessionSanté.ca que le sujet de «l’encadrement des syndics est inclus» dans les réflexions en cours autour de la justice professionnelle. Il précise que pour la ministre, «la confiance doit être renforcée entre la population et les différents ordres, leur crédibilité s’appuyant notamment sur la perception qu’en a le public. Par ailleurs, cette perception peut en partie découler de l’expérience du public lors de recours en discipline professionnelle. Il est donc important de s’attarder à ces processus au bénéfice de tous.»En matière de confiance du public, les ordres professionnels de la santé ont du pain sur la planche. Selon le conseiller spécial de l’Alliance des patients pour la santé, Michel Bissonnette, «les patients ont le sentiment que la procédure disciplinaire est faite pour les décourager» et, par ricochet, «pour protéger les professionnels.» Ce constat est partagé par le président du Conseil pour la protection des malades, Me Paul Brunet. «Les gens et moi-même avons l’impression que les ordres sont éloignés du public et qu’ils ne les protègent pas vraiment. Souvent, ils ne portent même pas plainte, car ils anticipent que cela ne portera pas fruit.»

La justice disciplinaire a besoin de rénovations

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes