Haro sur les agences de remplacement en pharmacie

Après un été des plus crispants, durant lequel ils ont dû composer tant bien que mal avec la pénurie de personnel, de nombreux pharmaciens propriétaires ont la dent dure contre les agences de remplacement. Ils les taxent pêle-mêle d’avoir pris «trop de place», de «cannibaliser la ressource», d’«abuser de la situation» en pratiquant des «taux horaires monstrueusement élevés» et de créer ainsi une «spirale inflationniste appauvrissante» pour des propriétaires qui ne peuvent, malgré tout, pas se passer d’elles dans le contexte actuel. L’un d’eux, sous couvert d’anonymat, résume cette exaspération latente en des termes sans équivoque: «C’est devenu un véritable fléau qui pourrit la pharmacie.» Les tarifs horaires des remplaçants peuvent être fixés de gré à gré avec les propriétaires lorsqu’ils font affaire en direct. La plupart du temps, ils sont déterminés en fonction de l’offre et de la demande entre les propriétaires et les agences de remplacement auxquelles ils recourent. En saison basse, de septembre à mai, les tarifs avoisinent les 100 dollars de l’heure. En haute saison, soit en période estivale, ils peuvent facilement monter jusqu’à 130-140$, et même atteindre 200$ de l’heure comme cela a été constaté en juillet pour un remplacement de trois semaines sur la Côte-Nord. Une rétribution à laquelle s’ajoutent les frais de déplacement et de repas, ainsi que les éventuels frais d’hôtel. «Ce ne sont pas les agences qui créent (cette hausse). C’est la nature des choses. Quand la demande est très élevée, les prix augmentent, comme pour les billets d’avion», explique la présidente de l’agence Solupharm, Zahra Moungid qui revendique 300 pharmacies clientes à travers la province. Elle indique qu’en été, «(son) pool de remplaçants n’est pas extensible» et qu’elle a de la difficulté à répondre à la demande, particulièrement cette année. Résultat, «ce sont les propriétaires qui augmentent les tarifs pour combler les quarts de travail vacants et éviter les bris de service», affirme la gestionnaire en signalant que peu importe le tarif horaire offert, «notre bénéfice reste le même». Chez Évolupharma, une autre agence de placement et de remplacement, le son de cloche est identique. «On a suivi le marché. Quand la demande excède l’offre, le prix est un argument pour attirer des candidats, notamment en région. C’est la nécessité de recruter qui détermine la fixation des tarifs», témoigne Rachel Nantel, la présidente de l’entreprise fondée en 2012. Elle aussi signale qu’elle a eu «de la misère» cet été à satisfaire les besoins de tous ses clients et qu’elle a observé des tarifs «ridiculement hauts». La dirigeante convient que certains de ses concurrents ont poussé à la hausse et se dit «contre ces excès» qui nuisent à l’image des agences et qui, selon elle, font à la fois partie de l’écosystème de la pharmacie et de la solution à la pénurie de main-d’œuvre. «On n’a pas vocation à pourvoir des postes à temps plein avec des remplaçants, c’est évident. Mais on est utile en régions éloignées, pour répondre aux urgences, remplacer les congés de maladie et de maternité ou pour les périodes de vacances», précise Rachel Nantel. Une «tempête parfaite» Ce contexte de marché tendu, mal vécu cet été par les pharmaciens propriétaires, est la conséquence d’une «tempête parfaite», considère le président de l’Association des bannières et des chaînes de pharmacies du Québec (ABCPQ), Denis Roy. «Depuis la pandémie, les propriétaires n’avaient pas pris de vraies vacances et ils ont voulu prendre des congés à tout prix.» Dans le même temps, «les nouveaux pharmaciens n’avaient pas vécu une belle expérience en pharmacie à cause de la COVID. Ils n’ont pas connu cet esprit d’équipe et n’ont pas pu développer de sentiment d’appartenance. Ce qui est plaisant en pharmacie, c’est de faire partie d’une belle gang dans laquelle on peut se réaliser comme personne et comme professionnel. C’est de cela qu’on a manqué depuis 2020.» Ces deux forces en présence — des propriétaires avides de vacances et des jeunes nouvellement gradués qui optent pour le remplacement — ont ainsi provoqué la «tempête» estivale. «Les agences ont été opportunistes, mais cette tendance ne va pas continuer. En septembre, le marché a commencé à se tasser», note Denis Roy qui croit que cette conjoncture va finir par se tasser. «Les milieux de travail seront plus attrayants quand les propriétaires ne chercheront plus à éteindre des feux», espère-t-il. En attendant, «la situation actuelle n’est pas soutenable à moyen et long termes. On ne pourra pas supporter ces tarifs-là bien longtemps», manifeste le président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), Benoît Morin. Les hausses des salaires et des taux d’intérêt affectent significativement le rendement des entreprises, souligne-t-il. «On se partage les mêmes ressources et j’espère que nos deux modèles d’affaires [celui des pharmacies et des agences de remplacement, NDLR] vont persister dans le temps. Présentement, j’ai plutôt le sentiment que les agences profitent de la situation en faisant miroiter le remplacement à nos salariés.» Le président de l’AQPP tient donc à leur adresser un message explicite. «Ne profitez pas de la pénurie. Sinon l’enjeu va créer les besoins et les propriétaires vont trouver une autre solution.» Il ne sait pas encore laquelle, «mais on la trouvera entre nous», affirme Benoît Morin. Ce qui est bon pour les infirmières devrait l’être pour les pharmaciens Dans cette logique, certains propriétaires plaident en faveur d’un encadrement des activités des agences de remplacement. Convaincue que ces dernières aggravent les problèmes qu’elles prétendent régler, la directrice générale de la Fédération des pharmaciens du Québec, Thina Nguyen, avance par exemple que «la première solution qui va régler bien des maux de tête dans nos officines, c’est de rajouter les pharmacies dans le projet de loi (visant à) encadrer les agences privées en santé. (…) Le système de santé doit composer avec des ressources limitées. On a besoin de pharmaciens efficaces, donc engagés dans un milieu. C’est vrai pour les infirmières, ce l’est aussi pour les pharmaciens», argumente la propriétaire d’une succursale Familiprix à Pointe-aux-Trembles, dans un courriel transmis à ProfessionSanté.ca. Sans surprise, les intéressées ne sont guère séduites par cette proposition. «On ne réglera pas le problème en supprimant les agences. Au contraire, ça va provoquer des bris de services», estime Zahra Moungid. «On répond à un besoin, surtout en région éloignée où on permet aux pharmacies de maintenir leurs activités», se défend la présidente de Solupharm. À lire aussi: Les pharmaciens remplaçants (BLOGUE) Son homologue chez Évolupharma n’est pas contre l’idée d’un certain encadrement. «Aujourd’hui, tout le monde peut partir son agence. (Cette faculté) pourrait et devrait être encadrée», estime Rachel Nantel qui se dit également prête à s’asseoir avec tous les acteurs de l’industrie pour engager «une concertation qui pourrait être bénéfique en termes d’équité». Cela dit, la cheffe d’entreprise pense que l’enjeu, «c’est de retenir les pharmaciens dans la profession, pas de leur imposer des choses» et elle ne voit pas très bien comment on pourrait réglementer l’activité des agences ou celle des remplaçants qui sont des travailleurs autonomes. Benoît Morin est du même avis. «Nous sommes des entreprises privées, les agences également. Je vois mal le gouvernement mettre son nez dans nos affaires.» Au demeurant, le président de l’AQPP ne le souhaite pas. «On prône l’indépendance professionnelle et l’indépendance de gestion de nos pharmacies. La solution doit venir de notre industrie, pas de Québec. Je refuse que le gouvernement vienne réglementer nos ressources.» En revanche, il se déclare «définitivement favorable à un encadrement des jeunes pharmaciens à la sortie des universités» pour parfaire leur formation et qu’ils acquièrent de l’expérience terrain avant de pouvoir faire du remplacement. Cette position est partagée par Denis Roy, qui en appelle à l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) au motif que des pharmaciens remplaçants sans expérience, qui travaillent dans une multitude de pharmacies, contreviennent à la relation de confiance que les professionnels doivent établir avec les patients. Le président de l’ABCPQ imagine une sorte de «brevet de pratique» qui serait délivré après un minimum d’heures derrière le comptoir et qui permettrait aux diplômés de «peaufiner leur formation au niveau du savoir-être plus que du savoir-faire. Ce serait une période de “post formation” en quelque sorte. Il y a bien un statut d’ingénieur junior avant de devenir pleinement ingénieur. On pourrait avoir la même chose en pharmacie.» Rappel à l’éthique Dans l’absolu, le président de l’OPQ comprend cette revendication. «L’idée peut être intéressante, mais il faut en évaluer la faisabilité et son impact sur la pratique», déclare Jean-François Desgagné qui n’est toutefois guère favorable aux mesures de coercition. «Si cela empêche les jeunes de travailler de façon autonome, on va créer un autre problème en ostracisant un groupe en particulier.» Il reconnaît que voir autant de diplômés opter pour le remplacement est un «phénomène troublant». «La pratique de la pharmacie requiert beaucoup de qualités personnelles, des compétences professionnelles et une certaine expérience qui se développe dans un milieu stable. Les personnes qui commencent leur pratique en remplacement se mettent à risque. En tant que président de l’Ordre, je dois gérer ce risque et si je constate que ça expose le public à des dangers, on ne va pas rester les bras croisés.» Au-delà, Jean-François Desgagné rappelle que le remplacement en pharmacie a toujours existé et que le «vrai problème» demeure la pénurie de pharmaciens. «Il manque du monde partout. C’est un problème complexe pour lequel il n’y a pas de solution simple», souligne-t-il en mentionnant que «l’Ordre travaille sur tous les fronts avec tous les acteurs impliqués». Il a bien conscience qu’il existe des enjeux avec les agences et que «leurs tarifs modulables sont questionnables», mais le président de l’OPQ indique que la Loi sur la pharmacie ne lui permet pas de réglementer les salaires des remplaçants ni leurs horaires de travail. À lire aussi: Les moutons noirs de la pharmacie (BLOGUE) Malgré tout, il s’attend à ce que les agences fassent preuve d’un sens éthique dans leur approche de recrutement. «Quand j’entends que des assistants techniques ou des pharmaciens remplaçants démarchent des salariés pendant leur quart de travail, ça me préoccupe énormément. Le contexte est favorable aux agences, leur business est bonne, mais elles doivent avoir un minimum de décence», affirme le président de l’Ordre qui enjoint également les pharmaciens remplaçants à respecter la parole donnée. «Des gens qui se désistent à la dernière minute pour prendre un contrat plus rémunérateur, c’est effarant. Les pharmaciens ont une éthique et une déontologie à respecter, y compris quand ils font du remplacement», rappelle-t-il au besoin. Examen de conscience Propriétaire de deux succursales Jean Coutu, l’une à Montréal, l’autre à Berthierville, dans Lanaudière, Germain Chartier convient que les agences de remplacement sont un «mal nécessaire». Il se demande toutefois «à quel point on n’est pas collectivement responsables de leur essor. C’est quoi les conditions qu’on offre présentement aux pharmaciens?» interroge-t-il en prenant du recul. Il a en effet conscience que la relève fait des choix de carrière différents de sa génération: «Ils privilégient l’équilibre entre leur vie perso et leur vie pro. Ils veulent vivre des expériences de travail stimulantes, faire de la clinique plutôt que de la distribution, tout en ayant de bons salaires. Le remplacement leur permet quelque part d’imposer leurs conditions. À leur place, je ferais sans doute pareil», reconnaît le pharmacien qui a lui-même été remplaçant en début de carrière, il y a 30 ans de cela. Christophe Augé croit lui aussi que «du côté propriétaire, on a probablement une réflexion à mener. Des horaires jusqu’à 22h, ça ne tente plus grand monde. Des shifts qui changent à 17 ou 18h, ça ne répond pas aux réalités familiales. Au niveau pression et stress également, il y aurait à redire. Bref il y a une réflexion profonde à faire sur les horaires d’ouverture et les horaires tout court…», considère le copropriétaire d’une enseigne Familiprix à Ascot-Corner, en Estrie. Christophe Augé n’a jamais eu recours à une agence. «Oui, (elles) ont des prix exorbitants, mais c’est l’offre et la demande… Oui, cela attire beaucoup les jeunes pour les avantages du choix — je travaille quand je veux — et du salaire, mais plus il y en aura, moins ils pourront demander des hauts taux… Ça finira par s’équilibrer…», espère-t-il dans un courriel transmis à ProfessionSanté.ca. À lire aussi: Pénurie de pharmaciens: la manne de l’étranger Lien de cause à effet Les discours de Germain Chartier et de Christophe Augé doivent résonner comme de la douce musique aux oreilles de Patrick Hemery. Le président de l’Association professionnelle des pharmaciens salariés du Québec (APPSQ) considère en effet que les propriétaires devraient «se demander pourquoi ils n’arrivent pas à recruter plutôt que de chercher à encadrer le remplacement». En s’appuyant sur les résultats de la dernière enquête annuelle de l’APPSQ, il identifie clairement un lien de cause à effet entre les conditions de travail offertes aux pharmaciens salariés et la progression du remplacement. «La région de la Capitale-Nationale compte le pourcentage le plus élevé de remplaçants. C’est aussi celle où les salaires sont les plus bas — 61$ de l’heure en moyenne, contre 70$ ailleurs dans la province — et où les environnements sont les plus déplorables au regard de la charge de travail et du stress ressenti», observe Patrick Hemery. Remplaçant à temps plein depuis son inscription au tableau de l’Ordre en 2021, Wassim Mekideche pose quant à lui la question suivante: «Le remplacement est-il trop attrayant ou le salariat est-il trop peu attrayant?» Sa réponse: «Les deux.» Il a choisi l'option du remplacement pour gérer son horaire, diversifier sa pratique, choisir ses milieux de travail et, «on ne va pas se le cacher», pour la rémunération. Il juge que les besoins et les intérêts des salariés ont été ignorés par les propriétaires. «Les salaires n’ont pas suivi les nouvelles compétences des pharmaciens. Être payé 65$ de l’heure pour les services qu’on rend à la population, ce n’est pas normal quand on sait les profits engendrés par les propriétaires», estime-t-il. Le jeune pharmacien serait prêt à devenir salarié s’il pouvait faire «plus de temps clinique, sans subir cette culture du rush permanent. On a multiplié les actes des lois 31 et 41, mais le modèle des pharmacies, encore axé sur la distribution, n’a pas évolué», regrette-t-il en ajoutant qu’un salaire de 85$ de l’heure serait plus représentatif de ses compétences cliniques. «Mais il n’y a pas que le salaire», ajoute-t-il. «Avoir une vraie pause repas, dans une pharmacie qui ferme à l’heure du midi, ça m’encouragerait aussi.»

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