Entrevue avec la Dre Marie-Jeanne Kergoat - Soins aux personnes âgées : tout devra changer

Chef du département de médecine spécialisée à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM), directrice du programme « Réseau de résidence en gériatrie » des quatre facultés de médecine du Québec et professeure titulaire à l’Université de Montréal, la Dre Marie-Jeanne Kergoat travaille à la santé et au mieux-être de nos aînés depuis plus de 30 ans. Cet automne, elle a reçu le Prix d’excellence du réseau de la santé et des services sociaux. L’actualité médicale en a profité pour dresser un petit état des lieux de la gériatrie avec elle.Ce prix est une reconnaissance personnelle, mais n’est-il pas aussi une reconnaissance de la gériatrie ?Absolument, et c’est pour cela que j’en suis très heureuse. J’espère bien qu’il va au-delà de la personne et que, finalement, c’est la carrière dans les soins auprès des personnes âgées vulnérables qui est reconnue.Le pourcentage des 65 ans et plus au Québec doublera presque d’ici 25 ans pour passer de 14 % à plus de 25 %. Pourtant, si la FMSQ dénombre 592 pédiatres au Québec, elle ne recense que 63 gériatres...Le présent est toujours le reflet du passé. Pour préparer l’avenir, il faut avoir une vision et être capable de regarder au-delà. Actuellement, on essaie surtout de répondre au présent et non à ce qui vient, ce qui est un problème. Notre structure est encore conçue en fonction de l’après-guerre, et même si la natalité a diminué, on a continué à suivre le même courant. Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas besoin de pédiatres, mais le plus grand besoin ne sera plus du côté des soins des enfants. Tout devra changer.On a deux hôpitaux dédiés aux enfants À Montréal. va-t-il falloir en imaginer un pour les personnes âgées ?Tous les hôpitaux généraux auront un accroissement considérable de leur clientèle âgée, ils seront dédiés aux personnes âgées, aux maladies chroniques et aux maladies du vieillissement.La gériatrie semble avoir du mal À séduire les jeunes médecins. qu’aimeriez-vous dire à la relève sur les plus beaux côtés de votre spécialité ?La clientèle âgée est celle qui exprime les plus grands besoins; donc, en matière de pertinence, c’est sur cet aspect que nos soins devraient être axés. Sur le plan médical, ce sont des soins qui demandent une approche globale et exigent une gestion très complexe; il faut savoir évaluer, pondérer pour quand et comment intervenir. Par ailleurs, ils nous ramènent aussi au sens de la vie et à sa finalité, ils nous interpellent sur la notion de proportionnalité qu’ils peuvent prendre quand on atteint un très grand âge.La gériatrie ramène donc à la fois à une nécessité de compétences pour faire face à des situations complexes et au sens utilitaire que devraient intégrer tous ceux et celles qui exercent une profession consacrée au service des autres.Un beau défi donc ?C’est en tout cas celui que j’ai choisi. J’y ai trouvé une forme d’émancipation. D’autres le peuvent aussi. La problématique est que les médecins aiment toujours avoir le contrôle sur les choses; or, la plupart d’entre eux n’ont pas été outillés pendant leur formation pour faire face aux problématiques des personnes âgées. C’est leur désarroi qui les conduit à rejeter ce qu’ils contrôlent mal, et ils en perdent leur objectivité.La formation change, cependant…C’est différent avec les nouvelles cohortes. Il y a un certain transfert de compétences et, à l’heure actuelle, on outille mieux les étudiants à la fois pour ce qui est du savoir et du savoir-faire. Mais il y a deux volets où la formation doit se développer : d’un côté, la nécessité de transmettre à tous les médecins en formation initiale les principes de l’approche gériatrique et de l’autre, dans les sous-spécialités médicales, psychiatriques et chirurgicales, une adaptation des interventions appropriées au grand âge.Beaucoup de travail est accompli en gériatrie. Le défi est qu’il revient à chaque comité de programme de s’interroger sur l’adéquation et l’optimisation de ses façons de faire envers les personnes âgées. Les résidents ne sont pas obligés de devenir des gériatres, mais à moins d’être pédiatres ou obstétriciens, ils se doivent de s’assurer que leurs interventions et traitements sont appropriés à leur clientèle d’adultes plus âgés. Qu’ils en aient le désir ou non, ils ont l’obligation d’être un élément de solution, pas une source d’iatrogénie, pathologie induite par un traitement médical.Les médecins sont-ils vraiment les mieux placés pour accompagner les personnes âgées ?C’est d’abord un problème de santé qui amène la personne dans le système, mais ses atteintes sont, dans la plupart des cas, aussi conditionnées par l’étendue et la qualité de son réseau social et par l’environnement physique dans lequel elle vit. À titre d’exemple, la perte d’un conjoint peut conduire une personne à négliger son alimentation ou sa prise de médicaments, ce qui entraîne bien sûr des conséquences. Un trouble de la mobilité ou de l’équilibre peut confiner une personne à domicile, accentuer ses pertes fonctionnelles, et le manque d’accessibilité des ressources peut la conduire à consulter de façon trop tardive.Il faut, du point de vue clinique, être non seulement de bons diagnosticiens, mais aussi être capables de faire de bons pronostics, aider la personne à entrevoir le scénario que tracent ses choix et, enfin, offrir des interventions en tenant compte de ses valeurs.Différents intervenants devraient ainsi rejoindre les médecins et les infirmières dans toutes les unités de médecine et de chirurgie.Quels intervenants ?Les physiothérapeutes, les nutritionnistes et les ergothérapeutes, qui essaient d’adapter l’environnement pour aider à surmonter les difficultés, les limitations fonctionnelles et les incapacités liées aux conséquences des maladies. Les médecins et les infirmières sont là pour s’occuper de la stabilité clinique, mais on a aussi besoin des professionnels qui s’assurent que la personne âgée peut poursuivre l’accomplissement des gestes du quotidien. À l’hôpital, il y a rupture avec les gestes du quotidien et les personnes âgées sont soumises aux contraintes exercées non seulement par la maladie mais par les règles institutionnelles. Un environnement physique et humain qui ne met pas la priorité sur le maintien de la capacité de réaliser les gestes de la vie de tous les jours induit un déconditionnement et soumet l’individu à un état de dépendance qui, au final, conduit à une détérioration de son état de santé.D’où l’importance des soins à domicile ?Oui, mais aussi pour permettre à la personne de poursuivre à l’hôpital ce qu’elle fait déjà chez elle. Pour recevoir des gens, une personne ne reste pas au lit, elle met ses lunettes ou ses appareils auditifs, s’assoit sur une chaise et, si elle a besoin d’aller aux toilettes, elle s’y rendra, pas besoin d’y être invitée... Mais à l’hôpital, on vous identifie à un lit et on ne veut surtout pas que vous vous en éloigniez parce que l’on veut vous trouver en tout temps.Or, les personnes âgées sont particulièrement vulnérables. Un ulcère de décubitus peut apparaître chez elles en moins de trois heures et il suffit qu’elles passent deux jours dans un lit pour que l’on soit obligé de les reconditionner afin qu’elles retrouvent une tension artérielle et un équilibre postural normaux. Le propre des personnes âgées du point de vue biologique est d’avoir moins de réserves physiologiques fonctionnelles qu’avant. Ce sont des données qu’il faut enseigner aux soignants et à la population en général.S’il n’y avait qu’une chose à changer dans la pratique médicale actuelle concernant les personnes âgées, quelle serait-elle, selon vous ?Ne pas les voir avec des lunettes colorées de préjugés, tenter de garder son objectivité. En tant que gériatre, je soigne les personnes les plus vulnérables parmi les personnes âgées. Mais une personne âgée, c’est vous ou moi, avec un nombre d’années en plus. C’est donc un profil aussi hétérogène que pour les adultes d’âge moyen.En tant que médecins, nous devons rester objectifs par rapport à ce qui se passe avec les personnes âgées. On dit souvent que le diagnostic le plus fréquent à l’hôpital dans leur cas est le déclin de l’autonomie fonctionnelle, mais on ne dira pas cela chez un jeune qui vient d’avoir un accident de voiture. Et pourtant, lui aussi est en situation de perte d’autonomie.Les personnes âgées ne sont pas différentes des autres personnes. Bien sûr, la maladie entraîne des obstacles qui fragilisent avec le temps, mais la plupart des gens demandent avant tout à être outillés pour pouvoir contourner leurs difficultés et se sentir le plus autonomes possible. On entend souvent les personnes âgées dire qu’on les infantilise. Rien d’étonnant à cela, car tout ce qu’on leur reflète, ce sont les capacités qu’elles ont perdues, et non pas celles qui leur restent.À voir nos salles d’urgence, en tout cas à Montréal, visiblement, trop de personnes âgées n’ont d’autres recours que d’aller à l’hôpital quand il leur arrive quelque chose. Est-ce une affaire de société ou une question médicale ?Les deux. La couverture médicale en première ligne n’est pas adaptée aux personnes âgées. De façon prioritaire, le système le plus fréquemment atteint chez elles en cas de problème de santé est le système locomoteur; il devient compliqué pour elles de se déplacer. Nous attendons dans nos cabinets que les patients viennent à nous, mais les médecins devraient offrir plus de soutien à domicile. Aussi, il pourrait y avoir des équipes de gestion de maladies complexes, comme cela existe pour certaines maladies chroniques ou les soins d’oncologie. On le fait un petit peu, mais une seule maladie à la fois, alors que, justement, les personnes âgées en ont souvent plusieurs. Cela peut conduire à des recommandations contradictoires où, pour maintenir une bonne santé cardiovasculaire, on en vient à créer des désordres nutritionnels. En voulant simplifier les choses complexes parfois, on n’outille pas les cliniciens de façon adéquate.Les personnes âgées sont-elles des patients à part ?Ce n’est pas parce qu’une équipe est exemplaire dans un domaine pointu de soins médicaux ou chirurgicaux qu’elle a de bonnes compétences en matière de comportement ou de gestion des symptômes. Faire face à une urgence cardiaque chez une personne atteinte d’Alzheimer peut s’avérer compliqué en cas d’agitation ou si elle interprète mal la réalité. Dans une unité pédiatrique, un delirium sera considéré de façon expresse. Chez une personne âgée hospitalisée, très souvent, le delirium, qu’on sait pourtant porteur d’une morbidité grave, sera négligé et les symptômes d’agitation, maîtrisés par des antipsychotiques à des dosages excessifs.Vous voulez dire que, sur le plan humain, on ne les traite pas de la même façon que les autres ?En effet, il y a de l’âgisme à l’hôpital, cela est certain. Il y en a dans notre société aussi. On devrait envisager le grand âge comme une réussite sociétale (et médicale) extraordinaire, la preuve que la prévention et les progrès technologiques et socio-sanitaires ont fonctionné. Mais on a plutôt tendance à rendre les personnes âgées responsables des soins qu’elles nécessitent parce qu’elles restent plus longtemps en vie.

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