Droit et pratique – Décision de la Cour suprême: avoir la garde d’un véhicule en état d’ébriété, une question délicate

Avoir la simple garde d’un véhicule automobile (être assis à la place du conducteur) en état d’ébriété n’est pas une très bonne idée : que vous ayez ou non l’intention de conduire le véhicule, vous risquez fort d’être reconnu coupable d’une infraction à l’article 253 (1) du Code criminel qui édicte que :253. (1) Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, (…) ou a la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, (…) que ceux-ci soient en mouvement ou non, dans les cas suivants : (..) b) lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang.En effet, la défense devant le tribunal à une telle accusation est extrêmement difficile, certains juges ayant même déjà condamné des personnes ayant eu la garde d’un véhicule qui était hors d’usage1!Mais voici que la Cour suprême est intervenue, renversant une décision de la Cour d’appel du Québec qui avait conclu que le juge de première instance ne pouvait avoir innocenté un accusé d’une telle infraction. Voici l’histoire de M. Boudreault, de Saguenay, qui doit quand même en vouloir un peu à son chauffeur de taxi !M. Boudreault était trop ivre pour conduire lorsqu’il a dû quitter l’appartement de Mme Dubois, qu’il avait rencontrée la veille dans un bar. Sachant qu’il ne pouvait conduire, il a demandé à cette dernière de lui appeler un taxi, ce qu’elle a fait, à non pas une, mais deux reprises.Tenu de sortir de l’appartement après le deuxième appel, M. Boudreault a décidé d’attendre dans sa camionnette plutôt que dehors, dans le froid mordant et le grand vent (nous sommes en février). Pendant qu’il attendait le taxi, M. Boudreault a démarré le moteur et mis du chauffage. Il n’a jamais tenté de mettre le véhicule en mouvement ni avant l’arrivée du taxi, ni après, évidemment.Le taxi est finalement arrivé, quelque 20 à 25 minutes après le deuxième appel. Le chauffeur a trouvé M. Boudreault endormi derrière le volant. Son état d’ébriété n’était guère surprenant : sans cela, il n’aurait pas appelé de taxi.Au lieu de réveiller M. Boudreault pour le reconduire chez lui, le chauffeur du taxi a appelé la police. M. Boudreault a donc été arrêté et accusé d’avoir la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur avec les facultés affaiblies.Mais voici que l’avocat de l’accusé réussit à obtenir le rejet de l’accusation ! Selon le juge Daoust de la Cour du Québec, « en l’absence de risque que le véhicule à moteur soit mis en mouvement, le tribunal ne peut conclure qu’il y avait garde ou contrôle au sens où il faut l’entendre pour l’application du Code criminel ».Mais la Cour d’appel est d’un autre avis : selon elle, comme l’intention de conduire ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction, le juge du procès aurait commis une erreur en se fondant sur l’absence d’une telle intention pour conclure en l’inexistence d’un risque que le véhicule soit mis en mouvement. Aux dires de la Cour d’appel, « ce risque existait étant donné l’état d’intoxication avancé de l’intimé qui dépassait trois fois la limite permise et était susceptible d’affecter grandement son jugement s’il s’était réveillé ».Avoir « l’intention de conduire » alors qu’un individu en état d’ébriété est au volant d’un véhicule immobilisé est-il pertinent ? Non, et en ce sens la Cour d’appel n’avait pas tort de rappeler qu’un accusé ne pourra être acquitté même en apportant cette preuve. Mais la décision du juge Daoust est à un autre effet, statuant en « une absence de risque » que le véhicule soit déplacé, ce qui est bien différent !La distinction est d’importance, car si l’intention n’est pas pertinente, le risque d’un danger est central dans l’analyse de cet article du Code criminel.Selon la Cour suprême :En adoptant l’art. 253 du C. cr., le législateur souhaitait prévenir le risque de danger pour la sécurité publique (…). Par conséquent, une conduite non assortie d’un tel risque se situe au-delà de la portée voulue de l’infraction. (…) Il faut que le risque de danger soit réaliste, non pas seulement possible en théorie (…). Il n’a toutefois pas non plus à être probable, ni même sérieux ou considérable.Au soutien de son raisonnement, la Cour suprême réfère à l’article 258 du C. cr. qui établit une présomption facilitant la preuve contre l’accusé :258. (1) Dans des poursuites engagées (…) à l’égard d’une infraction prévue à l’article 253 (…) :a) lorsqu’il est prouvé que l’accusé occupait la place ou la position ordinairement occupée par la personne qui conduit le véhicule à moteur, (…) il est réputé en avoir eu la garde ou le contrôle à moins qu’il n’établisse qu’il n’occupait pas cette place ou position dans le but de mettre en marche ce véhicule (…).Or, si aucune défense n’était possible suivant l’entrée en jeu de cette présomption contre l’accusé, rien ne servirait de recourir à l’article 253 du Code criminel : un critère additionnel est donc essentiel, et ce critère, c’est le risque, celui que cherche à éliminer le législateur :Autrement dit, aux termes de l’al. 258(1)a), la preuve qu’une personne s’est enivrée volontairement conjuguée à celle qu’elle occupait volontairement la place du conducteur ne permettent pas à elles seules d’établir la perpétration de l’infraction de « garde ou [de] contrôle » décrite au par. 253(1) du C. cr. Il faut autre chose et, selon moi, il s’agit d’un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien.Mais attention ! La Cour suprême nous prévient que cette décision ne constitue pas un assouplissement dont pourront se servir les tribunaux pour innocenter les accusés :Un risque réaliste que le véhicule soit mis en mouvement constitue un risque réaliste de danger, cela va de soi. Ainsi, l’intention de mettre le véhicule en mouvement suffit à elle seule à créer le risque de danger que vise l’infraction de garde ou de contrôle. Par contre, l’accusé qui convainc le tribunal qu’il n’avait pas pareille intention ne sera pas forcément acquitté. En effet, la personne trouvée ivre, assise à la place du conducteur et capable de mettre le véhicule en mouvement – même sans en avoir l’intention à ce moment-là – pourrait néanmoins présenter un risque réaliste de danger.Mais si l’accusé, dans les faits, est en mesure de démontrer qu’un plan réaliste avait été mis en place pour éliminer le danger, il devra être acquitté :Un des facteurs particulièrement pertinents en l’espèce tient à ce que l’accusé avait pris soin d’établir ce que certains tribunaux ont appelé un « plan bien arrêté » pour assurer son retour sécuritaire chez lui.Ainsi, pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra présenter des éléments de preuve crédibles et fiables tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause.Cette décision écarte ainsi les tenants d’une interprétation rigide selon laquelle la loi permettait de punir la simple présence dans un véhicule à moteur d’une personne dont la capacité de conduire est affaiblie !1. Saunders c. The Queen, [1967] R.C.S. 284.

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