Crise au Collège des médecins: «préserver l’indépendance, c’est préserver la confiance»

La crise historique que traverse le Collège des médecins du Québec soulève un malaise plus large: celui des limites de l’autorégulation professionnelle. Tandis que le ministre du Travail Jean Boulet parle d’une «situation sans précédent» et que des voix, comme celles des Drs Yves Lamontagne et Jean-Bernard Trudeau, défendent le rôle du Collège dans la protection du public, la présidente du Conseil interprofessionnel du Québec, Danielle Boué, en appelle au sang-froid. En entrevue avec Profession Santé, elle souhaite éviter que la contestation du Collège et de son président, le Dr Mauril Gaudreault, ne se transforme en crise de confiance envers l’ensemble du système professionnel.Profession Santé: Le jour de l’assemblée générale extraordinaire (AGE) du Collège des médecins, vous écriviez sur LinkedIn que vous êtes «préoccupée par la tournure des événements». Qu’est-ce qui vous préoccupe particulièrement? Danielle Boué: J’ai une inquiétude de nature systémique, parce que cette situation pourrait arriver dans d’autres ordres professionnels. Et cette éventualité me préoccupe pour deux raisons. Cela pourrait entraîner, la perte de confiance du public envers le système professionnel et la mission des ordres. Ensuite, cela crée de la confusion sur les rôles et la mission des ordres, qui est de protéger le public. Ce à quoi on assiste actuellement n’est pas étranger à cela.La population québécoise se demande: qu’en est-il de l’indépendance des ordres? Est-ce qu’ils vont répondre aux demandes de leurs membres, ou continuer à assurer leur mission de protection du public? C’est ce qui m’inquiète le plus. Pas parce que le système est faible — il y a toujours place à amélioration —, mais à cause du message que cela envoie à la population. La confiance, ça se gagne difficilement, mais ça se perd très rapidement.Pour ma part, je fais totalement confiance aux administrateurs du Collège des médecins. Ils devront prendre des décisions courageuses et assumer leur rôle de protection du public. Leur mandat n’est pas de défendre les médecins, mais de protéger le public tout en jouant un rôle sociétal, par exemple en lançant des appels à la prudence auprès de leurs membres, comme ils l’ont fait et comme le font bien d’autres ordres.Ce rôle sociétal, justement, des médecins l’ont reproché au Collège. Ses prises de position sur le troisième lien, le racisme systémique ou le privé en santé sont mal passées. Est-ce réellement un rôle que les ordres doivent jouer?Aujourd’hui, en 2025, je vous dirais que oui. Les ordres disposent d’une connaissance fine de l’impact des enjeux sur la société québécoise. Plusieurs d’entre eux jouent déjà ce rôle sociétal de façon magistrale. Il faut que les ordres deviennent des sortes de sociétés savantes, capables de diffuser au public de l’information fondée sur les données probantes. Après, que les gens soient d’accord ou non, c’est une autre question. Il y a différentes façons de faire entendre son opinion, notamment auprès du conseil d’administration. Les membres élisent leurs administrateurs, et ceux-ci sont prêts à entendre les critiques. La gestion de ces commentaires contribue à prendre de meilleures décisions pour le public.Le système professionnel existe en tant que tel depuis 50 ans, mais faut-il encore faire de la pédagogie sur le rôle des ordres, auprès du public comme de leurs membres? De nombreux médecins et pharmaciens pensent encore que leur ordre ne protège pas assez leur profession. Tout à fait. Il y a une pédagogie à faire auprès de l’ensemble de la société québécoise, y compris auprès des membres. J’ai moi-même présidé un ordre pendant dix ans [celui des technologues en imagerie médicale, en radio-oncologie et en électrophysiologie médicale, NDLR], et je peux vous dire qu’on ne prenait pas toujours des décisions qui plaisaient à nos membres. Il faut expliquer, communiquer: c’est la clé du succès. Quand tout va bien, les gens oublient la différence entre le mandat d’un ordre et celui d’une association professionnelle. Mais dès qu’un sujet sensible survient, la confusion s’installe et les attentes deviennent démesurées. C’est très émotif. Or, le rôle d’un ordre, c’est de prendre les meilleures décisions pour le public, même si elles déplaisent à certains membres.Pour aller plus loin: Réapprendre à se parler pour continuer à se réguler, par Manon Lambert, ex-DG de l’Ordre des pharmaciensoptions de configuration Ouvertoptions de configuration OuvertDans le cas du Collège des médecins, le problème tient-il davantage à la façon dont les membres ont exprimé leur désaccord qu’au fait qu’ils se soient exprimés?Tout le monde a le droit de s’exprimer, mais tout est dans la façon de le faire. Je ne veux pas commenter la manière dont cela s’est passé au Collège, mais la communication entre un ordre et ses membres est essentielle. Certains ordres sont peut-être plus réservés, communiquent moins, et cela peut donner l’impression d’un manque de transparence — ce qui n’est pas forcément volontaire. Il faut simplifier le langage, rendre les décisions plus compréhensibles. Quand on parle d’autorégulation, par exemple, je ne suis pas certaine que toute la population saisisse bien ce que cela signifie. Cela crée un fossé, une impression de monde parallèle.Plusieurs observateurs parlent de «crise» lorsqu’ils commentent l’AGE du Collège. Comment la résoudre pour préserver la confiance du public?Oui, il y a bien une crise au Collège, mais pour le système professionnel, c’est surtout un signal d’alarme. Cela montre qu’il faut renforcer l’indépendance des ordres. C’est ce qu’ils ont de plus précieux. Ils doivent pouvoir prendre des décisions sans pression politique, corporatiste ou médiatique.Nous avions déjà entamé des travaux dans le cadre du chantier de modernisation du système professionnel avec la ministre Sonia Lebel. Certains éléments n’ont pas encore été discutés avec le nouveau ministre, mais nos recommandations sont sur la table: revoir des structures héritées des années 1970, comme l’élection des présidents au suffrage universel ou le pouvoir des assemblées générales, qui peuvent parfois prendre des décisions sans avoir toute l’information nécessaire. Selon moi, il faut revoir l’ensemble de la structure d’indépendance des ordres, pas seulement modifier un article ou un quorum.Justement, le quorum pour convoquer une AG du Collège est très bas. Il suffit de réunir 60 membres sur un total de 24 000. À l’Ordre des pharmaciens, ce quorum est de 50 membres. Ne faut-il pas revoir ces seuils?Vous avez raison, c’est un exemple des règles qui datent des années 1970 et qui doivent être revisitées. Mais ce n’est pas qu’une question de quorum. Il faut repenser la gouvernance dans son ensemble, moderniser le Code des professions, qui est révisé par petits morceaux sans fil conducteur. On est encore prisonniers de vestiges d’une autre époque, qui ne correspondent plus à la réalité de 2025.Pour aller plus loin: Sommes-nous rendus aux limites de l’autorégulation?, par Jean-Bernard Trudeau, ex-DGA du Collège des médecinsEn définitive, le modèle actuel qui repose sur l’autorégulation n’a-t-il pas atteint ses limites?Les membres des ordres jouent un rôle très actif, mais on peut s’inspirer d’ailleurs. Par exemple, dans certaines provinces canadiennes, les conseils d’administration comptent davantage de représentants du public que de membres élus. Ce sont des questions courageuses qu’il faut se poser. Mais pour aller là, il faut ouvrir le Code des professions. C’est un chantier majeur qui demande une réflexion sérieuse et documentée. Le Québec est rendu là: on doit moderniser la gouvernance des ordres pour qu’elle soit adaptée à notre époque, tout en maintenant l’indépendance et l’efficacité du système professionnel.L’ancien directeur général adjoint du Collège, le Dr Jean-Bernard Trudeau, propose de désigner les administrateurs d’un ordre plutôt qu’ils soient élus par ses membres. Cette réforme permettrait selon lui de lever les ambiguïtés sur le corporatisme des ordres parfois perçu par la population. Qu’en pensez-vous?Ces réflexions se complètent. Elles invitent à revoir les limites de notre système. La crise actuelle nous pousse à moderniser l’autorégulation, pas à l’abandonner. Nous avons déjà des membres du public, nommés par l’Office, mais ils demeurent minoritaires. Quand les membres élisent un administrateur, même si on leur répète qu’il n’est pas là pour les représenter, ils ont des attentes — et c’est humain. Il faut clarifier les rôles et, peut-être, repenser la composition des conseils. Mais attention: à trop externaliser, on risque de dénaturer les professions. Il n’y a rien de mieux que les professionnels pour encadrer leur propre pratique.Un CA du Collège est prévu ce jeudi pour donner suite à l’AGE du 18 octobre. Pour dénouer la crise et restaurer la confiance, les représentants du public devraient-ils être les seuls à se prononcer?Honnêtement, je suis mal à l’aise de répondre directement à votre question. Les membres du public nommés par l’Office sont des administrateurs à part entière, au même titre que les autres. La responsabilité appartient à l’ensemble du conseil. C’est à lui de prendre les décisions courageuses nécessaires pour respecter son mandat de protection du public.Si la confiance du public continue de s’effriter, n’y a-t-il pas un risque qu’à terme le gouvernement reprenne la main sur le système professionnel et qu’on bascule vers une régulation étatique plutôt qu’une autorégulation?Je ne crois pas qu’on en soit là. Je n’ai aucun signal que l’État souhaite reprendre le contrôle. Et, permettez-moi d’en douter: ce serait très complexe à gérer, avec 55 professions. Le système actuel, malgré ses ratés, fonctionne. Mais vous avez raison: la perception du public compte énormément. Il faut plus de transparence et une meilleure reddition de comptes, non seulement envers les membres, mais aussi envers la population. Aujourd’hui, cette reddition est trop administrative et ne rejoint pas le public. C’est un enjeu majeur.Cet été, le Conseil de discipline de l’Ordre des pharmaciens et son syndic ont suscité la défiance d'un grand nombre de pharmaciens. Doit-on mieux encadrer le rôle des syndics? Et la réforme du système disciplinaire est-elle une priorité à vos yeux?C’était effectivement une priorité de la ministre Lebel, mais cela n’a pas été traité dans le premier projet de loi sur la modernisation du système professionnel. C’est toujours sur la table. Je le répète: le Code des professions a besoin d’une révision globale, pas de retouches ponctuelles. Il faut du courage politique pour revoir l’ensemble du Code de façon cohérente. Pour l’instant, on avance par urgences successives, ce qui retarde d’autres priorités. Mais oui, le rôle des syndics, la gouvernance, le système disciplinaire, tout cela fait partie du chantier de modernisation.

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