Chronique médico-légale: avec le recul, tout semble évident

Le biais rétrospectif est la tendance à considérer les événements passés comme ayant été plus prévisibles qu’ils ne l’étaient en réalité. Par exemple, les amateurs de sport affirment souvent qu’ils avaient prévu la défaite de leur équipe et qu’elle aurait facilement pu être évitée (ce qu’on appelle le «Monday-morning quarterbacking»). Un autre exemple est celui des personnes qui affirment avoir su qu’un couple de leur entourage était sur le point de se séparer, réinterprétant les désaccords passés ou les comportements douteux comme des signes évidents de mésentente conjugale. Cela se produit également en médecine: dans une étude récente, on a demandé à des médecins d’examiner le cas hypothétique d’un patient présentant une jambe enflée et d’évaluer le traitement administré. Ce traitement a été qualifié de «médiocre» quand on leur a dit que le patient était décédé le lendemain, mais de «bon» lorsqu’ils savaient que le patient s’était rétabli. Dans les deux cas, le traitement était exactement le même.Le droit de la responsabilité médicale tente depuis longtemps de garantir que le biais rétrospectif ne fausse pas les décisions de justice. Un exemple classique est l’affaire en Angleterre Roe c. Minister of Health de 1954, dans laquelle des patients ont été paralysés après avoir reçu de la cinchocaïne comme anesthésique rachidien. La cinchocaïne avait été conservée dans des capsules en verre scellées flottant dans du phénol, qui s’était infiltré par des fissures invisibles dans le verre. Ce type de fuite était inconnu en 1947, au moment de l’incident, mais en 1951, il avait été découvert et faisait même l’objet d’avertissements dans un manuel médical de référence. Le tribunal a déclaré le médecin innocent, estimant qu’«il ne fallait pas considérer l’accident de 1947 avec les lunettes de 1954».Visites aux urgencesDans une affaire récente en Ontario, un médecin jugé négligent par un jury a fait appel de la décision, se plaignant que le biais rétrospectif lui avait porté préjudice. Il a perdu. L’histoire a commencé lorsque le patient s’est rendu aux urgences avec des douleurs dans le bas du dos, un engourdissement dans la jambe gauche et la région pelvienne, et des difficultés à uriner et à déféquer. Une IRM du bas de la colonne vertébrale a montré un syndrome du cône médullaire (l’extrémité terminale de la moelle épinière) et des racines nerveuses de la queue-de-cheval (cauda equina) situées en dessous. Le patient a été informé que son état nécessitait un examen neurologique plus approfondi et un traitement. Les mois ont passé sans que les choses s’améliorent. Il est même revenu aux urgences à plusieurs reprises.À un moment donné, on a pensé qu’il souffrait peut-être d’une polyradiculonévrite démyélinisante post-infectieuse, une réaction inflammatoire à une infection antérieure des voies respiratoires. Il a donc été traité par immunoglobulines intraveineuses anti-inflammatoires, mais cela n’a pas résolu le problème.Finalement, il est revenu à l’hôpital en ambulance, dans un état de paraplégie. Cette fois-ci, une IRM thoracique a été réalisée, révélant une fistule artérioveineuse durale, qui a été réparée chirurgicalement. Après le traitement, il a retrouvé la capacité de marcher, mais souffrait toujours de douleurs nerveuses dans les jambes et le bassin, ainsi que de spasmes dans les jambes. Sa démarche restait irrégulière, car sa jambe gauche était beaucoup plus faible que sa jambe droite, et il avait besoin d’aide pour marcher sur de longues distances. Il continuait à présenter des symptômes intestinaux et vésicaux qui avaient un impact significatif sur ses activités quotidiennes. Il avait besoin d’une thérapie et d’un traitement médicamenteux continus.Lire aussi: Enjeux médicaux-légaux: ce que révèle le dernier rapport de l’ACPMLe procèsLe procès a duré plus de trois semaines. Après trois jours de délibération, le jury a accordé un peu moins de 1,7 million de dollars en dommages et intérêts au motif que l’IRM thoracique aurait dû être réalisée plus tôt. Si cela avait été le cas, la fistule aurait été détectée et diagnostiquée avant l’apparition de la paraplégie, et le patient se serait retrouvé dans un bien meilleur état. La défense a fait valoir que le médecin n’avait pas enfreint la norme de soins d’un neurologue raisonnable, compte tenu de la difficulté à diagnostiquer une fistule artérioveineuse durale, de la rareté de cette affection chez un patient aussi jeune (il était dans la trentaine). De plus, aucun symptôme clinique spécifique ne suggérait cette affection. Le jury n’a pas adhéré à cet argument.La question du biais rétrospectif est entrée en jeu parce que le médecin a déclaré à la cour d’appel que l’un des témoins experts du patient en était coupable. Plus précisément, cet expert a témoigné lors du procès qu’il était «difficile d’ignorer» le diagnostic final d’une fistule artérioveineuse durale lorsqu’on examinait ce qui s’était passé au cours des mois qui l’avaient précédé. Selon le médecin poursuivi, cela équivalait à admettre une «analyse rétrospective». La cour d’appel n’était pas d’accord, soulignant que «le juge de première instance avait demandé au jury d’éviter tout biais rétrospectif pour déterminer la norme de soins appropriée pour un neurologue généraliste en Ontario en 2010. On présume que le jury a suivi cette instruction».Mais était-ce vraiment le cas? Il est intéressant de noter que, lors de son contre-interrogatoire, cet expert a admis qu’une fistule artérioveineuse durale est un type de malformation très rare, et qu’elle est inhabituelle ou atypique chez un patient d’une trentaine d’années. Il a admis que certains des symptômes du patient n’étaient pas compatibles avec ce diagnostic et ne laissaient pas présager un problème au niveau du rachis thoracique. Il a admis que le médecin n’avait pas enfreint les normes de soins en ne diagnostiquant pas la fistule, ni même en l’envisageant comme diagnostic différentiel au début de cette malheureuse histoire.Néanmoins, l’expert a conclu qu’une IRM thoracique aurait dû être réalisée plus tôt. Et même s’il a déclaré dans son témoignage qu’il était «difficile d’ignorer» le fait qu’une fistule avait finalement été diagnostiquée, la cour d’appel a admis qu’il l’avait ignorée lors de son témoignage, et le jury l’a également ignorée. Nous ne le saurons jamais avec certitude, mais cela ressemble fort à un cas de «Monday morning quarterbacking» (critique a posteriori).Lire aussi: La médecine défensiveLe médecin mis en cause a également contesté, sans succès, l’indemnisation accordée par le jury, arguant qu’elle était trop élevée en termes de compensation pour la perte de revenus du patient. Rappelant une fois de plus que le verdict d’un jury mérite un haut degré de déférence, la cour d’appel a expliqué que «le juge de première instance a correctement informé le jury que, pour accorder au patient des dommages-intérêts pour perte de revenus futurs, il devait conclure à l’existence d’un risque réel et substantiel qu’il gagnerait moins qu’il ne l’aurait fait sans les blessures causées par la négligence du médecin accusé.»Le patient a témoigné qu’il avait des difficultés à travailler en raison d’une incontinence urinaire et fécale, d’un manque d’endurance et de douleurs. L’un des experts appelés à témoigner par le patient, un physiatre spécialiste en réadaptation, a déclaré qu’une personne souffrant de troubles neurologiques pouvait vieillir plus rapidement: «Je dirais que nous sommes tous, à mesure que nous vieillissons, plus susceptibles d’avoir des problèmes physiques, qu’il s’agisse de modifications dégénératives au niveau des hanches, des genoux ou du dos. Mais pour une personne qui souffre de troubles neurologiques importants, où il existe déjà, selon mon avis médical, des manifestations de douleurs secondaires, notamment au niveau du dos et des hanches, cela entraîne ce que j’appelle une accélération des changements normaux liés à l’âge.»Il est généralement difficile de gagner en appel, surtout lorsque l’on tente de faire annuler le verdict d’un jury. Comme l’a fait remarquer la cour d’appel, «les jurys ne sont pas infaillibles et leurs verdicts ne doivent pas être considérés avec admiration», mais leurs décisions seront maintenues à moins qu’elles ne soient «si manifestement déraisonnables et injustes que la cour estime qu’aucun jury examinant l’ensemble des preuves et agissant dans le respect de la loi n’aurait pu les rendre». Ce n’était pas le cas ici.Il a aussi été noté que «les cours d'appel n'affinent pas les réponses du jury, mais leur accordent le respect d'une interprétation de bon sens, même lorsque les réponses peuvent présenter une certaine ambiguïté. Les jurés ne rédigent pas les motifs de leur jugement et leurs réponses doivent être prises en compte dans le contexte des preuves parmi lesquelles ils ont le droit de choisir, sans manifester leur choix, ce qui est crédible, ce qui est significatif, ce qui est persuasif pour eux. Il est très souvent facile pour une cour d'appel, en examinant tranquillement la transcription, de trouver dans les éléments de preuve des significations qui contredisent les conclusions du jury et, ce faisant, d'usurper la fonction du jury. . . C'est une chose d'interférer avec le verdict d'un jury lorsqu'il n'y a tout simplement pas de preuves pour étayer ses conclusions ou pour étayer une conclusion critique; c'en est une autre, et il ne faut pas l'encourager, d'interférer avec ses conclusions lorsqu'il y a des preuves, même légères, sur lesquelles elles peuvent être fondées, mais qu'en raison de preuves compensatoires, une question de crédit et de poids se pose. Ce sont des questions qui relèvent uniquement du jury».Bill Rogers est un avocat torontois et un chroniqueur spécialisé dans les questions médicales et pharmaceutiques.

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