Accro à la médecine

Le Dr B. était très respecté pour sa longue et dévouée carrière médicale. Il était également très apprécié parmi son cercle hospitalier, qui le voyait comme le médecin qui répondait toujours présent et était disponible lorsqu’on avait besoin de lui. Il était malheureusement divorcé, n’avait pas beaucoup de contacts avec ses deux enfants et semblait parfois perdu.C’est bien connu, la Dre M. faisait toujours un effort supplémentaire pour ses patients fidèles. Elle était disponible sur son portable soirs et fins de semaine pour l'équipe de sa clinique, et prenait rarement des vacances. Elle courait toujours après le temps et semblait continuellement rattraper le retard pris sur ses dossiers et sa paperasse excessivement méticuleuse.La plupart des médecins pensent que leur carrière est une vocation ou un appel divin. Il y a toutefois une nette différence entre une passion dévorante et une dépendance. L'addiction est conceptualisée comme une dépendance physique à des substances ou à des comportements, mais de plus en plus de recherches suggèrent que le travail, en particulier dans des environnements à forts enjeux et à forte charge émotionnelle, peut devenir une activité addictive. Contrairement à une vocation profonde et significative, l'addiction ne conduit pas à la croissance ou à l'épanouissement de la personne, mais plutôt à un cycle de dépendance et de souffrance. Bien que l'addiction à la pratique de la médecine ne fasse pas l'objet d'un diagnostic formel, il s'agit probablement d'un phénomène courant et délétère qu'il convient d'aborder.À lire aussi: Bien-être des médecins: le PAMQ veut mettre l’accent sur la préventionTout d'abord, il ne s'agit pas de ce qui est paradoxalement décrit comme une «addiction saine». Les caractéristiques de l'addiction à la pratique de la médecine s'alignent sur celles de l'addiction comportementale. Il s'agit d'une obsession pour des comportements compulsifs malsains qui nuisent au bien-être du médecin et entraînent des conséquences négatives telles que des dommages physiques, une détresse psychologique et une détérioration des relations. Comme pour toute addiction, il existe un besoin persistant de poursuivre le comportement délétère malgré le prix à payer. Il s'agit d'une dépendance qui peut détruire des vies.L'addiction au travail est définie comme un engagement professionnel excessif qui entraîne des conséquences physiques, émotionnelles et sociales négatives. Mais l'addiction à l'exercice de la médecine est-elle plus complexe que l'addiction générale au travail, qui peut survenir dans n'importe quelle profession? Dans l'affirmative, qu'est-ce qui fait de cette addiction une affection nuancée lorsqu'elle s'applique aux médecins?La configuration parfaiteÊtre médecin est une identité qui s'accompagne d'un but et d'un sens. C'est une chose vraiment magnifique. La nature altruiste de cette profession suscite le respect et l’encouragement social. Les médecins ont généralement une personnalité perfectionniste et une éthique de travail bien développée. Le dévouement et le travail acharné sont des traits positivement renforcés par les patients, ainsi que par les pairs et les collègues, et forment facilement une routine confortable, bien que parfois éreintante. Les longues heures de travail et le surmenage sont récompensés et glorifiés. Il y a une pression constante pour répondre aux attentes et ne pas commettre d'erreur.La pratique de la médecine peut être dévorante. Si aucun autre aspect de la vie n'est aussi épanouissant, pourquoi chercher une alternative? Cela ouvre la voie à un problème potentiel. La sécurité financière peut renforcer et perpétuer ce cycle de surmenage.La chimie des récompensesLes neurosciences nous apprennent que le circuit de récompense du cerveau peut être impliqué dans la pratique de la médecine, tout comme d'autres formes de comportements addictifs. La satisfaction d'un succès clinique peut être immense. Résoudre des problèmes complexes, soulager la souffrance ou aider quelqu’un à être en bonne santé peuvent activer notre circuit de récompense et inonder notre cerveau de dopamine. Cela est d'autant plus vrai si le patient, la famille ou le système médical expriment de la gratitude envers notre travail. Ça fait du bien, vraiment du bien. Plus nous recevons de renforcements positifs, plus nous en avons envie. En outre, les interactions directes de compassion avec les patients peuvent stimuler la libération d'ocytocine, l'hormone de l'allaitement associée aux liens affectifs et aux soins – une récompense neurochimique supplémentaire qui renforce encore l'engagement.Le problèmePour certains, l'exercice de la médecine peut servir d'échappatoire à leur propre sentiment d'inadéquation, à leurs luttes personnelles ou à leur douleur émotionnelle. La profession offre un environnement très structuré où les exigences externes incessantes peuvent effectivement détourner l'attention des luttes internes. Si un médecin est en train de s'épuiser, la stimulation intense et les exigences élevées de son travail peuvent être la seule chose sur laquelle il a l’impression de conserver un sentiment de contrôle ou d’estime de soi. Les aspects les plus stimulants, insatiables et problématiques d'une carrière médicale sont gérés en creusant encore plus profond et en donnant encore plus. Le remède devient un poison irrésistible.L'ampleur du phénomèneOn ne peut que spéculer sur l'ampleur de cette dépendance. Les personnes touchées peuvent ne pas se considérer comme dépendantes et leurs collègues peuvent seulement percevoir un confrère ou une consœur exceptionnellement dévoué(e) et travailleur(se), dont la vie personnelle n'est pas brillante. Le diagnostic officiel n'est donc pas posé ou est largement sous-estimé.Qu'en savons-nous? Une étude largement citée, menée par la clinique Mayo, suggère qu'environ 10 à 15% des médecins souffriront d'une forme quelconque de trouble lié à l'utilisation de substances psychoactives au cours de leur carrière. Toutefois, certaines études suggèrent que les taux d'addiction pourraient être légèrement supérieurs à ceux de la population générale en raison du stress professionnel, de la charge de travail élevée et de l'épuisement émotionnel. Selon une étude de 2015, environ 13% des médecins hommes et 21% des médecins femmes répondaient aux critères de diagnostic de l'abus d'alcool ou de la dépendance.À lire aussi: Les DMÉ peuvent-ils pronostiquer le risque de burnout des médecins?Dans une étude à grande échelle, le Dr Liselotte Dyrbye et d'autres chercheurs ont rapporté en 2017, dans la revue Mayo Clinic Proceedings, que près de 50% des médecins présentaient des symptômes d'épuisement professionnel et qu'environ 10% d'entre eux souffraient de dépression clinique. Ces facteurs, bien qu'ils ne soient pas directement liés à l'addiction, mettent en évidence le bilan psychologique de la pratique médicale, qui peut créer des conditions propices aux comportements addictifs.Il y a des conséquencesLes conséquences de la dépendance à l'égard de la pratique de la médecine sont considérables, affectant non seulement le professionnel médical, mais aussi ses patients, ses collègues et le système de santé dans son ensemble. Les médecins dépendants de leur pratique peuvent négliger leur propre santé physique et mentale, ce qui peut avoir des conséquences à long terme, notamment la fatigue, la dépression, l'anxiété et l'abus de substances. Ces conditions peuvent nuire à leur capacité à fournir des soins optimaux à leurs patients, entraînant un cercle vicieux de travail, d'épuisement et de nouvelles dépendances. Des études montrent que le burnout et l'épuisement sont liés à une diminution du jugement médical et à une augmentation du nombre d'erreurs médicales.Le boulimie de travail conduit souvent à un manque de temps personnel, ce qui peut favoriser les sentiments d'isolement, de culpabilité et de déconnexion émotionnelle. La surcharge de travail et les tensions émotionnelles n'ont pas seulement un impact sur les médecins, mais pèsent également sur le système de santé, entraînant des pénuries de personnel et une baisse de la qualité générale des soins.La liberté comme choix multiplesLa réadaptation d'une dépendance à la pratique de la médecine nécessite une approche multi-facettes. Le processus peut être complexe, car il implique une guérison émotionnelle, psychologique, professionnelle et potentiellement physique.La première étape doit être la prise de conscience de soi – reconnaître et admettre le problème, puis demander de l'aide. Cela signifie que le médecin doit faire passer sa propre santé avant celle de ses patients, ce qui est peut-être une première pour lui. Il peut y avoir une période de «désintoxication» et de prise en charge d'autres diagnostics de santé mentale (double diagnostic) par des mesures pharmacologiques, des conseils professionnels et des groupes de soutien/mentorat de médecins via des associations médicales provinciales. Le médecin peut ressentir de la culpabilité et de la honte.Un médecin doit commencer à adopter le mode de vie sain qu'il prescrit à ses patients, notamment en faisant régulièrement de l'exercice, en dormant suffisamment et en suivant un régime alimentaire nutritif. Il pourrait suivre des cours formels de gestion du stress et de pleine conscience, et, surtout, apprendre à fixer des limites et à dire «non».L'épuisement professionnel et la «fatigue de compassion» doivent être pris en charge, tout en rétablissant la confiance pour créer de nouveaux objectifs professionnels et une voie plus saine vers l'avenir. Comme dans tout traitement de la dépendance, l'objectif global est de prévenir les rechutes et d'assurer un rétablissement à long terme.Il n'y a rien de déshonorant à ce qu'un médecin demande de l'aide pour une addiction. C’est tragique si l'addiction concerne sa propre carrière médicale au détriment de sa santé et du bien-être de son entourage. C'est encore plus vrai si le diagnostic n'est jamais posé ou même envisagé. La phrase biblique «Médecin, guéris-toi toi-même» est donc paraphrasée en «Médecin, guéris-toi d'abord de n'être que médecin». Plus facile à dire qu'à faire.

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