Une journée ensoleillée

C’était une belle journée ensoleillée du printemps 1980, le genre de journée qui vous fait espérer que l’été est vraiment arrivé. Jane et moi étions dans la Fiat Spider de Janet, à ses côtés. Cette voiture sport, un cabriolet de collection, était le jouet préféré de son mari, mais c’était nous qui en profitions ce jour-là. Janet et Jane étaient assises à l’avant, dans les sièges en cuir moelleux. Quant à moi, j’étais coincée dans le minuscule espace qui faisait office de banquette arrière. Nous imitions Audrey Hepburn du mieux que nous pouvions, en portant des lunettes noires et des foulards en soie autour de la tête pour empêcher nos cheveux de s’emmêler dans le vent. Notre destination: un parc le long du canal Lachine, avec des tables de pique-nique, des fleurs et une brise chaude venant du fleuve. Nous avons vidé la valise puis transporté nos affaires jusqu’à une table au soleil; les fleurs parfumaient l’air et les oiseaux chantaient. Les pierres étaient chaudes sous nos pieds, et l’herbe nous a chatouillées lorsque nous avons enlevé nos chaussures. Je ne me souviens pas s’il y avait un panier de pique-nique. Ce dont je me souviens, c’est que nous avions les bras chargés de livres et de dossiers. Nous avions les manuels de Harrison et de Harvey, des copies imprimées de notre groupe de prise de notes, ainsi qu’un recueil de cas clinique pour la première partie de l’examen du LMCC. Cette petite expédition avait un objectif très sérieux. C’était à notre tour d’aider Jane à réviser ses examens finaux de médecine et le LMCC. Nous avons passé tout l’après-midi à nous interroger mutuellement et à faire des lectures à Jane. Elle avait une mémoire remarquable et elle était capable de retrouver des informations que nous avions du mal à trouver dans nos notes. Nous étions là pour l’aider à étudier parce que Jane était aveugle. Jane Poulson était une femme extraordinaire. Diagnostiquée diabétique juvénile à l’âge de huit ans, elle est arrivée à la faculté de médecine en sachant parfaitement ce que c’est d’être une patiente. Elle avait traversé les rigueurs de l’externat sans aucune mesure d’adaptation, et voilà qu’à la toute fin de sa dernière année, la tragédie a frappé. Ses nombreuses années de diabète avaient gravement affecté ses yeux, et elle avait presque complètement perdu la vue d’un œil. Afin de tenter de sauver son œil valide, son ophtalmologiste a essayé un traitement encore expérimental. Malheureusement, Jane a eu une réaction idiopathique au traitement, et sa rétine a été complètement détruite. Jane était déterminée à devenir médecin praticienne et à faire sa résidence en médecine interne malgré sa cécité. Avec l’aide de nombreuses personnes, notamment du Dr Phil Gold, elle a réussi. Elle est devenue interniste puis, après avoir déménagé à Toronto pour se rapprocher de sa famille, elle a exercé en soins palliatifs. Elle a rédigé des articles scientifiques, ainsi qu'un récit autobiographique à la fois émouvant et drôle, The Doctor Will Not See You Now, alors qu’elle savait qu’elle était atteinte d’un cancer incurable. Je n’étais pas l’une de ses amies proches à la faculté de médecine; Janet la connaissait bien mieux que moi. Pourtant, cette journée dans ce parc ensoleillé m’a profondément marquée. L’un des privilèges d’être médecin est de pouvoir parfois être témoin de l’héroïsme dont font preuve des personnes qui affrontent la maladie avec courage et détermination. Jane a incarné cet héroïsme à maintes reprises.Notre 45e réunion de cohorte approche. Même si je me sens un peu comme une relique historique ces temps-ci, il m’est encore inconcevable d’avoir commencé mes études de médecine il y a si longtemps. Notre cohorte était remarquable à bien des égards. Elle reflétait une nouvelle philosophie du service des admissions de l’époque. Les étudiants provenaient de milieux beaucoup plus diversifiés que ceux des promotions précédentes. Nous comptions parmi nous d’anciens étudiants en musique, en psychologie et d’anciens enseignants du secondaire, plutôt que des étudiants en physiologie et en biologie comme par le passé. Nous étions également 60 femmes sur 160 étudiants. C’était la première fois que nous étions aussi nombreuses dans une promotion de médecine à McGill. Nous formions un groupe sympathique et très soudé. Notre cohorte a toujours été très proche et, à chacune de nos réunions, nous avons un taux de participation supérieur à la moyenne. Lorsque le comité des anciens élèves s’est réuni, nous avons réfléchi à l’objectif de collecte de fonds de notre assemblée. Il y a de nombreuses années, nous avons créé une bourse en l’honneur de Jane. La Bourse Martha Jane Poulson soutient, à juste titre, des étudiants en médecine en situation de handicap afin qu’ils puissent avoir accès aux outils nécessaires pour mener à bien leurs études.Nous avons envisagé d’améliorer la bourse de Jane. Nous avons constaté que ce qui représentait une somme généreuse il y a quinze ans devenait un peu modeste. Nous avons aussi décidé qu’il fallait soutenir un plus grand nombre d’étudiants. En réfléchissant à l’état du monde et aux difficultés de notre université, notre comité a jugé que la meilleure façon d’orienter les donations de notre cohorte était de rendre hommage à notre héroïne disparue, une personne qui, par sa détermination et son courage, a contribué à rendre le monde meilleur.Jane était une anglicane profondément religieuse. Elle utilisait souvent des citations bibliques pour illustrer ses écrits. Comme je le suis moi-même, je terminerai par une citation tirée du Pirke Avot (L’éthique des Pères). «Tu n’es pas tenu d’achever l’œuvre, mais tu n’es pas non plus libre d’y renoncer.» À chaque génération, nous devons accroître notre compassion, notre inclusivité, afin de donner aux étudiants la chance de devenir les meilleurs médecins possibles.La Dre Perle Feldman est médecin de famille. Elle a pratiqué à Montréal avant de prendre sa retraite l'été dernier.Vous souhaitez vous aussi faire valoir votre point de vue sur un enjeu du système de santé? Apporter une réflexion vis-à-vis de votre profession?Envoyez-nous un texte d'opinion à titre de professionnel de la santé ou d'association en santé, afin qu'il soit relayé sur le site. Plus d'infos >

Une journée ensoleillée

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes