Une app qui sauve un temps précieux en cas d’infarctus

Quand un hémodynamicien de garde est sollicité à deux heures du matin pour traiter un infarctus, il n’y a rien de plus frustrant que cette musique d’ascenseur qu’il entend pendant que son appel est mis sur attente. «On sait que les téléphonistes travaillent en équipe restreinte la nuit et qu’ils reçoivent beaucoup d’appels. Mais on sait aussi que chaque minute compte et que c’est une perte de temps inutile dans notre course contre la montre», témoigne le Dr Jean-Philippe Pelletier. En 20 ans de carrière, l’actuel chef intérimaire du département d’hémodynamie du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) avoue avoir ressenti cette frustration «assez souvent», pour ne pas dire fréquemment. Et il n’est pas le seul professionnel impliqué dans la prise en charge des patients en crise cardiaque aiguë à devoir composer avec cette réalité. De jour comme de nuit, les paramédicaux, les urgentologues, les cardiologues interventionnels, les infirmières et les technologues, comme parfois les intensivistes, dépendent des téléphonistes des hôpitaux dans une situation d’urgence. Leur défi est pourtant de faire preuve de rapidité et de coordination pour confirmer le diagnostic, mobiliser les équipes d’intervention puis transporter le patient vers un centre spécialisé en soins cardiaques avancés où son artère va être débloquée, le tout dans un délai de moins de 90 minutes; chaque minute additionnelle influençant la morbidité et la mortalité. «Plus on attend, plus le muscle cardiaque est endommagé. On doit restaurer l’artère au plus vite», observe le Dr Pelletier. Ces enjeux de communication et d’organisation, Jeremy Levett les a constatés durant les stages qu’il a effectués dans le cadre de son doctorat de premier cycle en médecine à l’Université McGill. Le futur résident en chirurgie cardiaque dit qu’il a été témoin de nombreux transferts de patients déficients. «Ça arrive tout le temps», affirme-t-il en pointant du doigt «les technologies désuètes» — pagettes, téléphonistes, fax — sur lesquelles reposent actuellement les trajectoires de soins urgents. Pour corriger ces failles, le passionné de technologie a réorienté Stenoa, la start-up qu’il avait créée et qui travaillait alors sur un algorithme d’aide à la décision pour les chirurgiens cardiaques. «On a développé une plateforme infonuagique qui rationalise la coordination des soins critiques, facilite et sécurise les communications entre les différents intervenants, tout en colligeant des données en temps réel qui servent ensuite à l’optimisation des trajectoires de même qu’à la production des rapports annuels d’efficacité à transmettre au MSSS [ministère de la Santé et des Services sociaux) et à l’INESSS [Institut national d’excellence en santé et en services sociaux]», détaille Jeremy Levett. Certifiée par le MSSS depuis février dernier, accessible sur cellulaire, tablette et ordinateur, disponible sur Android comme sur iOS, en français et en anglais, l’application Stenoa est déployée au sein des établissements du CUSM où elle a été testée et rodée depuis des mois. Elle est en cours d’implantation dans plusieurs hôpitaux tertiaires qui collaborent avec le centre hospitalier universitaire ainsi que dans d’autres hôpitaux de la province. «La Coopérative des techniciens ambulanciers de la Montérégie l’a également adoptée et on est en discussion avec Urgences-santé qui dessert Montréal et Laval», signale le jeune PDG étudiant. Le temps, c’est la vie «Ça nous aide beaucoup, en nous facilitant la vie et en nous enlevant de la frustration», considère le Dr Pelletier, un des premiers utilisateurs de Stenoa. «Elle a amélioré sans aucun doute nos temps de réponse», ajoute le médecin dont le département a contribué à la mise au point de l’application, le médecin-chef de Stenoa étant un des hémodynamiciens de son équipe. À travers l’application, tous les intervenants impliqués peuvent partager des informations et communiquer entre eux de manière sécurisée, sans passer par les téléphonistes. Dans un premier temps, les paramédics au chevet d’un patient en crise cardiaque transmettent à l’urgentologue de garde l’électrocardiogramme (ECG) qu’ils viennent d’effectuer. Ce dernier peut le consulter aussitôt. «Avant, on devait attendre qu’il soit imprimé à l’urgence. Là, l’ECG est déjà numérisé et disponible en meilleure résolution», indique le chef adjoint des urgences du Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest (CISSSMO), le Dr Bernard Richard, qui pratique à l’urgence de l’Hôpital du Suroît, où les 23 urgentologues utilisent Stenoa depuis six mois environ. Les ambulanciers renseignent aussi le nom du patient, son âge, ses antécédents, sa médication, son état, etc. «Avant, ces informations-là, on ne les avait pas, car les paramédics ne pouvaient pas nous les donner par téléphone pour des questions de sécurité des données», signale le Dr Richard. Toujours via l’application, l’urgentologue peut alors solliciter les hémodynamiciens de garde à proximité (dont les plannings sont reliés à Stenoa), qui reçoivent alors sur leur cellulaire une alerte. Grâce à un partenariat avec Apple et Google, «il s’agit d’une alerte critique, un peu comme les alertes Amber. Ça contourne les modes vibreur ou “ne pas déranger” pour notifier les équipes de garde», informe Jeremy Levett. Le clinicien de garde doit alors confirmer qu’il a réceptionné l’alerte. S’il ne le fait pas, l’application le pourchasse par messages texte, par courriel, sur sa pagette ou par téléphone. Lire aussi: Infarctus du myocarde: les femmes attendent plus longtemps avant d'être soignées Une fois que l’hémodynamicien a vérifié l’ECG et validé que le patient subit un infarctus, il dirige les ambulanciers vers son établissement. Il peut quasiment en même temps mobiliser l’équipe d’intervention, les infirmières et les technologues de garde, ainsi que les résidents, recevant à leur tour une alerte critique sur leur cellulaire qu’ils doivent eux aussi accepter sous peine d’être relancés. «Avant, on devait les appeler un par un. Là, on les active automatiquement en évitant les failles de communication», souligne le Dr Pelletier. Si chacun est réactif, tout ce processus prend moins de cinq minutes. «On sauve du temps, on oriente mieux les patients et on facilite l’organisation des soins», résume le Dr Richard qui trouve que l’application est également «utile pour les rapports que l’on a à produire». Les données de chaque cas sont en effet rassemblées sur une plateforme à des fins d’analyse de la performance et d’amélioration de la qualité. «Avant, on devait renseigner ces données manuellement. Avec Stenoa, elles sont compilées presque instantanément. Chaque intervenant peut nourrir l’appli grâce à un bouton push. C’est très facile», note le Dr Pelletier. Le «Uber Eats des soins critiques» Depuis septembre 2021, près de 500 patients en proie à un infarctus ont été traités au CUSM via Stenoa. Un examen des réductions des délais et des coûts obtenus grâce à l’application est en cours. Les résultats de cette étude seront présentés en octobre prochain lors de la conférence Transcatheter Cardiovascular Therapeutics, le symposium scientifique annuel de la Cardiovascular Research Foundation qui se tiendra à San Francisco. «Les données sont sous embargo, mais elles sont très encourageantes», annonce Jeremy Levett qui voit sa plateforme comme le «Uber Eats des soins critiques», en faisant part de son intention de l’ouvrir à la prise en charge des accidents vasculaires cérébraux, des transplantations d’organes ou des chirurgies d’urgence pour lesquels «on est chrono dépendant de la coordination des soins». «Sur Uber, poursuit-il, tu sais quand ta commande est acceptée, quand elle est en préparation, tu connais le délai de livraison, le nom du livreur, etc. On est en 2023, le réseau de la santé doit arriver au même niveau, car on ne parle pas de burger, mais de vie et de mort.»

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