Sous pression, un pharmacien confond deux stimulants pour enfant

Fin de journée à Prévost, dans les Laurentides. Derrière le comptoir, Ke Jie Wen est le seul pharmacien. Il est épaulé par une technicienne qui court entre l’accueil, la caisse et le téléphone. Une mère arrive pour le traitement de son fils de 9 ans: BiphentinMD 30 milligrammes, ordonnance à transférer d’une autre pharmacie appartenant à la même propriétaire, Annie Bélanger. L’achalandage est élevé, les tâches s’accumulent. «J’ai pris l’initiative de saisir l’ordonnance de transfert moi-même», racontera le professionnel. Puis la discussion avec la technicienne se déplace vers un autre patient «sous VyvanseMD».Quelques minutes plus tard, la technicienne compte les capsules. Il y en a 30 exactement. «J’ai validé le contenant-contenu. Il y avait du Vyvanse dans le pot qui ne correspondait pas à l’étiquette du Biphentin. Malheureusement, je n’ai pas constaté l’erreur», reconnaîtra plus tard Ke Jie Wen. Au comptoir, la mère remarque pourtant que les capsules ne sont pas mauves et blanches, comme celles qu’elle reçoit d’habitude. Elle s’en étonne. La technicienne la rassure. Selon elle, il s’agit du bon produit à un dosage de 30 mg et ce sont plutôt les capsules de 60 mg qui sont mauves. La cliente paie et repart, en doutant de la réponse qu’on lui a servie.À peine rentrée chez elle, la mère ne peut chasser son doute. Ancienne ATP, elle ouvre son moteur de recherche et compare les images: les capsules de Biphentin sont bien mauves et blanches. Celles qu’elle tient entre ses doigts ne le sont pas. En colère, elle téléphone sur-le-champ à la pharmacie. «Je ne sais pas quel médicament vous m’avez remis, mais ce n’est pas du Biphentin», lance-t-elle à la technicienne qui prend l’appel.Mise en attente, elle poursuit ses recherches en ligne. Nouveau clic, nouvelle vérification: c’est du Vyvanse. Lorsque la technicienne reprend la conversation, la mère affirme qu’elle aurait pu donner le mauvais médicament à son fils et que cela aurait pu être dangereux. Son interlocutrice minimise la chose. «Madame, ce n’est juste pas la même molécule, ça n’aurait pas été dangereux.»La colère d’une mère vigilanteLa mère n’en reste pas là. Elle retourne aussitôt à la pharmacie, furieuse. Ke Jie Wen l’accueille derrière le comptoir. Elle lui reproche d’avoir confié le dossier à sa technicienne sans vérifier lui-même. Il s’excuse, reconnaît son erreur et lui remet le bon médicament. «Je suis vraiment désolé. Je vais documenter l’incident et m’assurer que cela ne se reproduise plus», lui dit-il. Mais la cliente demeure fermée, bras croisés, regard dur. «Je comprends tout à fait son mécontentement. Je suis père d’un jeune enfant. Je serais fâché si quelqu’un commettait une erreur», témoignera le pharmacien, avec du recul.En reprenant les capsules de Vyvanse, Ke Jie Wen commet une seconde entorse. Il les recompte puis les replace dans leur contenant d’origine, convaincu qu’elles n’ont passé qu’une dizaine de minutes hors de la pharmacie. «J’ai considéré que le médicament avait simplement été exposé à la température de la pièce», expliquera-t-il. Une initiative pourtant proscrite par le Code de déontologie, tout médicament retourné devant être détruit, quelle que soit la durée écoulée. «On peut reprendre un médicament seulement pour en faire une destruction sécuritaire», rappellera Josée Morin, la syndique adjointe de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) qui a instruit ce dossier à la suite de la demande d’enquête déposée par la mère.À lire aussi: Problèmes de concentration, malchance, deuil: une pharmacienne justifie ses multiples erreurs de dosageDevant la syndique, le pharmacien n’a pas cherché à se dérober. Il a reconnu son erreur de délivrance et celle, plus tard, de manipulation. Mais il peine à comprendre comment il a pu, ce soir-là, perdre ainsi le fil. Il parle d’un quart de travail «chargé», d’une technicienne débordée, d’une fatigue accumulée, de préoccupations familiales. «Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été négligent», admettra-t-il devant le Conseil de discipline de l’OPQ. «Cet incident me rappelle l’importance de la bonne vérification et de la juste délégation des responsabilités dans l’exercice de mon travail.»Fatigue, surcharge et remordsLa syndique adjointe a certes souligné ses regrets et sa collaboration entière. Mais elle insiste: l’erreur commise par Ke Jie Wen se situe au cœur même de la pratique professionnelle. «Le pharmacien doit redoubler de vigilance lorsqu’il s’agit d’un médicament destiné à un enfant, et plus encore d’un médicament contrôlé», plaidera-t-elle. Ni la charge de travail, ni la fatigue ne peuvent être invoquées comme circonstances atténuantes. «Le patient doit être rassuré que les vérifications ont été faites; il ne devrait pas avoir à les faire lui-même.»Le Conseil de discipline partage cette analyse. Il souligne que Ke Jie Wen a laissé passer plusieurs occasions de corriger l’erreur, alors même que la cliente exprimait ses doutes. «Les premiers questionnements de la mère auraient dû entraîner une vérification en règle», écrivent ses pairs. Et de rappeler que, sans la vigilance de cette mère - ancienne technicienne en pharmacie -, le mauvais médicament aurait pu être administré à un enfant vulnérable.Le Conseil ne doute pas de la sincérité des remords du pharmacien ni de la leçon qu’il en a tirée. «Le processus a eu sur lui un effet dissuasif», note-t-il. Mais la responsabilité professionnelle reste entière. La fatigue, l’achalandage ou la surcharge ne peuvent justifier une telle négligence. «Le patient ne doit pas faire les frais de la charge de travail de son pharmacien», tranche la décision. Sur le premier chef - la remise du mauvais médicament -, Ke Jie Wen écope d’une amende de 5000$. Sur le second - la réintégration du médicament retourné -, d’une autre amende de 3500$. À cela s’ajoutent les déboursés prévus au Code des professions, qu’il devra payer dans un délai de six mois.Une leçon de vigilanceDepuis, le pharmacien dit avoir revu toutes ses procédures et resserré ses pratiques. Il délègue désormais les tâches techniques, relit systématiquement les étiquettes, et consulte l’image du médicament dans le système lorsqu’un doute surgit. «Je prends désormais le temps de relire, même en période d’achalandage», a-t-il assuré au Conseil. Ses pairs ont reconnu sa collaboration exemplaire et son absence d’antécédents, estimant le risque de récidive faible.Leur décision rappelle toutefois que la vigilance reste «l’abécédaire de la profession». Exécuter une ordonnance ne relève jamais de l’automatisme. Derrière chaque pot, il y a une responsabilité, une confiance, une vie. «La fatigue n’excuse pas la faute», souligne le Conseil, «mais elle rappelle combien exercer seul, sans filet, expose à l’erreur humaine.»

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