Résistance aux antimicrobiens: la solution est internationale

Depuis 2018, les tendances en matière de résistance aux antimicrobiens (RAM) sont préoccupantes. Elles montrent un accroissement des taux d’infections sanguines au Staphylococcus aureus résistant à la méthicilline (SARM) et au Enterococcus résistant à la vancomycine, de même qu’une progression des infections à Enterobacterales productrices de carbapénémase ainsi que des maladies à Neisseria gonorrhoeae et à Streptococcus pneumoniae invasives. Cet état de fait préoccupe l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) qui considère que la RAM est «l’une des 10 plus grandes menaces pour la santé publique auxquelles se trouve confrontée l’humanité». L’apparition et la propagation de pathogènes résistants aux médicaments - communément appelés superbactéries - «continue de compromettre notre capacité à traiter des infections courantes», s’inquiète l’OMS qui a par exemple observé que le taux de résistance à la ciprofloxacine, un antibiotique couramment utilisé pour traiter les infections urinaires, variait de 8,4% à 92,9% pour l’E. coli et de 4,1% à 79,4% pour Klebsiella pneumoniae. Au Canada, environ un million d’infections bactériennes ont été signalées en 2018, dont le quart étaient résistantes aux traitements de première intention. Ces dernières ont causé cette année-là plus de 14 000 décès et entraîné des coûts de plus de 2 milliards de dollars pour les systèmes de santé. «Sur ces 14 000 décès, 40% ne se seraient pas produits si l’infection avait été sensible aux antimicrobiens de première intention», affirme le Conseil des académies canadiennes (CAC) dans un rapport intitulé Vaincre la résistance, publié dernièrement. Cet organisme à but non lucratif, qui produit «des évaluations indépendantes fondées sur la science» dans le but de guider l’élaboration de politiques publiques au pays, s’est saisi du dossier de la RAM à la demande de l’Agence de la santé publique du Canada. Son mandat: «examiner les incitatifs économiques en aval les plus susceptibles d’encourager l’entrée sur le marché et la disponibilité durable des antimicrobiens à valeur élevée destinés à l’être humain au Canada». La Banque mondiale a estimé en 2017 que la RAM risque d’entraîner des réductions annuelles du PIB mondial comprises entre 1,1% et 3,8% d’ici 2050. Une analyse réalisée en 2018 par l’OCDE, portant sur l’Australie, le Canada, l’Europe et les États-Unis, anticipe 2,4 millions de décès cumulés imputables à la RAM et prévoit des coûts de santé cumulés de 134 milliards de dollars américains d’ici 2050. Tandis que la RAM progresse, la filière de développement de nouveaux antimicrobiens est en effet au point mort. En 2019, l’OMS n’a recensé que 32 antibiotiques en développement clinique, dont six seulement ont été classés comme novateurs. «Malgré l’urgence de la situation, la mise au point de nouveaux antimicrobiens avance à pas de tortue, et sur les 18 antibiotiques lancés commercialement depuis 2010, seulement trois sont commercialisés au Canada. En revanche, plusieurs pays européens et d’autres pays du G7 ont un accès plus large à de nouveaux antibiotiques», ont constaté les experts du CAC. La réalité de marché Ils expliquent ce particularisme canadien par l’organisation des systèmes de santé «composés de multiples acteurs» et par «la géographie complexe du Canada (qui) créent des obstacles à l’accès aux médicaments.» De plus, ils soulignent que les laboratoires pharmaceutiques qui cherchent à pénétrer le marché canadien sont confrontés à un processus d’autorisation coûteux (les frais de soumission pour une autorisation réglementaire de Santé Canada sont d’environ 565 000$) et souvent long; processus qui est suivi d’évaluations provinciales additionnelles et de négociations sur les prix avec les 13 régimes d'assurance-maladie provinciaux et territoriaux. Selon les experts du CAC, «les fabricants peuvent ainsi choisir de donner la priorité aux grands marchés, y compris les États Unis ou l’Union européenne, où un seul processus d’autorisation offre un rendement potentiel du capital investi plus important». Lire aussi: Les mérites de l’asticothérapie En outre, la rentabilité des antimicrobiens, ou plutôt leur absence de rentabilité, est le principal frein à la commercialisation de nouvelles molécules. Le développement d’un médicament, quel qu’il soit, peut prendre de 10 à 15 ans et coûter de un à quatre milliards de dollars américains. «La mise au point d’un antimicrobien demande beaucoup d’investissement. Or pour les fabricants, il faut un retour sur investissement qui reste très incertain. Les antimicrobiens sont souvent prescrits pour des traitements de courte durée, leur utilisation est limitée et ils subissent la concurrence des génériques bon marché. Ce qui restreint le potentiel de génération de revenus des entreprises qui investissent dans leur mise au point. Donc elles quittent cet espace commercial», explique le Dr Andrew Morris, directeur médical du programme de gestion des antimicrobiens de l’hôpital Mount Sinai, à Toronto et président du comité d’experts du CAC qui a rédigé le rapport Vaincre la résistance. Effort international concerté Dans ce contexte, lui et ses collègues estiment que l’investissement public a «le potentiel d’améliorer l’accès aux antimicrobiens qui ne sont pas actuellement disponibles au Canada» et qu’en amont, il peut aussi stimuler la recherche et développement (R&D). Les 10 experts du CAC proposent ainsi qu’Ottawa prenne l’initiative de créer un système d’incitatif économique en aval à l’abonnement (IEAA) en partenariat avec les pays à revenu élevé — par exemple, les membres du G7 et les 27 membres de l’Union européenne — qui pourraient agir conjointement pour soutenir la mise au point de nouveaux antimicrobiens. Ce type d’incitatif prévoit un paiement annuel fixe aux fabricants, indépendamment des ventes, ce qui leur garantit un certain retour sur investissement. «Les points forts de cette approche sont notamment la possibilité d’ajuster les paiements au fil du temps en fonction des nouvelles données probantes démontrant l’efficacité des médicaments (et de) favoriser un accès équitable sans pour autant encourager la surutilisation des nouveaux antimicrobiens», mentionne le rapport. Lire aussi: Retourner les armes des bactéries contre elles pour contrer la RAM Sachant que le coût global du soutien public à la mise au point et à la commercialisation d’antimicrobiens se situe dans une fourchette de deux à quatre milliards de dollars américains par médicament, les experts du CAC ont déterminé que la juste part d’incitation du Canada équivaut à un paiement moyen de 14,5 millions de dollars par an sur 10 ans pour chaque médicament admissible. «Bien que ces coûts soient considérables, admettent-ils, la recherche indique que les avantages d’un accès fiable à des antimicrobiens efficaces sont encore plus importants, car ils permettraient de réduire la morbidité, la mortalité et les coûts des soins de santé. Une partie de ces coûts serait couverte par les gouvernements provinciaux et territoriaux lorsque les médicaments seront utilisés.» Dans l’immédiat, si le Plan d’action pancanadien sur la résistance aux antimicrobiens reconnaît l’importance d’établir des objectifs et de suivre les progrès au fil du temps et que certains engagements financiers ont été pris, «le gouvernement du Canada accuse un retard par rapport à d’autres pays dans l’allocation des ressources financières» nécessaires pour lutter contre la RAM, observent les experts du CAC.

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