Qu'est-ce qui fait souffrir les médecins?

Selon la Dre Katharine Smart, présidente de l'Association médicale canadienne, le niveau de bien-être des médecins est, à bien des égards, au plus bas et cela ne devrait qu'empirer. Le sondage national des médecins 2021 a en effet révélé un niveau d'épuisement professionnel jamais vu auparavant. Le niveau de bien-être des médecins est si bas que la recherche suggère maintenant que le suicide est devenu un risque professionnel. Une étude publiée dans le Journal de l'Association médicale canadienne en 2019 (avant la pandémie, donc) a révélé que «le suicide est la seule cause de mortalité qui est plus élevée chez les médecins que chez les non-médecins»1. Bien sûr, les questions relatives au bien-être des médecins ont cours depuis de nombreuses années; cependant, elles sont devenues plus importantes et plus pressantes ces dix dernières années environ. À titre d'exemple, la Dre Smart cite le nouvel investissement sans précédent de millions de dollars de l'Association médicale canadienne dans les associations médicales du Canada pour faire du bien-être des médecins une priorité absolue. Dans presque toutes les provinces, les médecins peuvent compter sur une variété d'associations, généralement autofinancées, qui défendent leurs intérêts à un degré ou à un autre. Ces groupes peuvent souvent jouer un rôle dans la prise en charge de médecins par ailleurs très occupés. Bien qu'elles aient traditionnellement consacré une grande partie de leur temps à la santé financière des médecins, elles se penchent désormais sur des questions qui vont au-delà des dollars et des cents. La plupart, sinon la totalité, des associations médicales nationales, provinciales et territoriales disposent d'une forme de programme pour le bien-être des médecins. Ces programmes vont du conseil et de l'intervention en matière de toxicomanie aiguë à l'aide à la recherche de service de garde. Ces associations et de nombreuses autres organisations médicales ont consacré d'importantes ressources humaines et financières pour endiguer la vague de suicide, d'épuisement professionnel, de toxicomanie et de problèmes de santé mentale chez les médecins. Mais ces efforts ont-ils donné des résultats? C'est ce que certains médecins tentent de déterminer. Les efforts déployés par leurs propres associations, organismes de réglementation, services et établissements d'enseignement font-ils une différence? Prenons l'exemple d'une jeune médecin urgentiste québécoise qui s'est malheureusement donné la mort en janvier 2021. Certaines associations médicales ont réagi en déclarant sur les médias sociaux que cette perte était tragique et en informant que des ressources étaient disponibles pour aider les médecins en détresse. Ce type de réponse est discutable pour plusieurs raisons. Tout d'abord, cela a déjà été fait auparavant, en vain. Malheureusement, ce n'est pas la première fois qu'un médecin se suicide, et on y répond systématiquement en envoyant un tweet de condoléances. Cela n'a pas fonctionné auparavant et les enjeux sont trop élevés pour continuer à essayer. Au mieux, le message sur les médias sociaux est sincère mais naïf. Au pire, il fait partie d'un plan de communication défectueux nuisant à la réputation et à la pertinence de ces organisations. Deuxièmement, le message est manifestement teinté de culpabilisation des victimes, comme si cette personne n'aurait peut-être pas choisi de s'enlever la vie si elle avait d'abord visité un site Web. Les médecins, entre autres, devraient comprendre que les personnes en détresse au point d'avoir des idées suicidaires ne sont peut-être pas dans l'état d'esprit de naviguer sur Internet à la recherche d'un site Web ou d'un numéro 1-800. Troisièmement, et c'est le point le plus important, c’est ignorer totalement les problèmes plus importants qui sont en jeu. Les médecins ont peut-être l'habitude de traiter les symptômes, mais ils sont aussi experts en diagnostics. Ils savent très bien que la cause profonde du mal-être des médecins n'est pas l'absence de consultation d'un site Web d’aide. À lire aussi: Ne jouez pas au héros La cause du mal-être des médecins présente de multiples facettes, mais se précise de plus en plus. Selon la Dre Smart, la culture médicale est une culture du sacrifice et du martyre qui perpétue un «complexe du héros». Celle-ci accorde plus d'importance à la santé des patients qu'à la leur, ce qui se traduit par des heures de travail excessives, un nombre élevé de patients et le fait de percevoir la gratification dans la compensation financière plutôt que dans le fait de prendre soin de sa propre santé. Les médecins ont été «habitués à résoudre les problèmes des autres et non les leurs», note le Dr John Chiasson, médecin de famille à Antigonish, en Nouvelle-Écosse, et responsable du programme de soutien professionnel de Doctors Nova Scotia. Cette culture médicale perpétue la stigmatisation des problèmes et des interventions en santé mentale, encourageant ainsi les médecins à garder leurs soucis pour eux plutôt que de chercher de l'aide de façon proactive, croit la Dre Leslie Anderson, pathologiste judiciaire en Nouvelle-Zélande. Cette culture médicale a imprégné la formation médicale par le biais d'un programme caché, que la Dre Smart décrit comme un endoctrinement et une perpétuation; on enseigne ainsi aux résidents et aux étudiants en médecine qu’il y a une «distinction honorifique à rester debout pendant trois jours», explique la Dre Smart. Selon le Dr Gurmeet K Sohi, en 4e année de résidence en médecine gériatrique à l'Université de la Colombie-Britannique, «les éléments de base pour veiller à sa santé, notamment le sommeil, l’alimentation et même les pauses toilettes, ne sont pas toujours priorisés et sont souvent négligés au nom des soins aux patients et des besoins de service». La détérioration du bien-être des médecins n'est pas seulement le symptôme d'une culture malsaine, mais aussi celui d'un système de santé malade. Plusieurs médecins ont cité les lourdes charges de travail, les ressources limitées et le manque d'autonomie et de contrôle comme autant de facteurs contribuant à un environnement de travail très stressant et toxique. Travailler dans le secteur des soins de santé à l'heure actuelle, c'est comme être sur un «bateau dont la coque est percée», illustre la Dre Smart. Les décideurs et les acteurs politiques semblent trop heureux, pour ne pas dire résignés, d’utiliser cette offre ininterrompue de services et de soins cliniques. Les autorités sanitaires sont confrontées à une demande incessante de soins mais aussi à une pénurie croissante de soignants. «Le besoin est tellement plus grand que l'offre», selon le Dr Dennis Desai, médecin-conseil sénior pour l'Association canadienne de protection médicale. Le Dr Desai a également décrit un scénario courant selon lequel cinq médecins font maintenant le travail de dix parce qu'il n'y a tout simplement pas assez de médecins. Ceux qui restent doivent travailler plus fort et plus longtemps. On leur apprend et on leur dit que c'est le prix à payer pour être médecin. Ils deviennent alors malades en raison d'un épuisement professionnel, de problèmes de santé mentale, d'une fatigue extrême ou, depuis plus récemment, de la COVID ou de la COVID longue. Ils sont alors moins nombreux et doivent faire encore plus de sacrifices pour faire face aux volumes élevés de patients. Le cycle se poursuit. Les gouvernements et les associations médicales n'ont pas réussi à le briser. À lire aussi: Paperasse médicale: Trop, c’est trop! Pour ajouter à cette pression, les médecins doivent maintenant faire face à un fardeau administratif toujours plus lourd en raison de l'évolution rapide de la technologie, des systèmes complexes de DME, des nouvelles exigences gouvernementales en matière de suivi et des formulaires inutiles et/ou longs sur lesquels insistent les gestionnaires de la santé, les assureurs et les employeurs. L'une des conséquences de tout cela est que la perception des médecins par le public est peut-être en train de s'éroder. De nombreuses preuves anecdotiques montrent que le rôle des médecins est en train de changer, mais la profession ne s'y est pas adaptée ou n'y a pas répondu de manière significative. Selon la Dre Anderson, les médecins étaient autrefois considérés comme les gardiens de l'information médicale. Cela a renforcé leur image et le degré de déférence qui leur était accordé. Or, la pandémie mondiale de COVID-19 a mis en évidence une tendance déjà entamée quelques années auparavant. Alors que les gens s'informent de plus en plus via Internet, certains experts médicaux et non médicaux ont rapidement étendu leur présence par le biais des médias sociaux en publiant toutes les informations médicales qu'ils pouvaient trouver. Les revues et recherches universitaires sont devenues aussi facilement accessibles pour les médecins que pour le grand public. Aujourd'hui, on peut trouver sur Internet une abondance d'informations médicales fiables (ou non) sur à peu près toutes les maladies imaginables. Il n'est pas rare qu'un patient ait fait des recherches sur un sujet avant même que le médecin n'en ait eu l'occasion. Par conséquent, il n'est pas nécessaire de compter uniquement sur le médecin pour tout savoir sur ses problèmes de santé. Les patients peuvent lire tout cela dans le confort de leur maison au lieu de rester assis pendant une heure dans une salle d'attente bondée pour interroger un médecin. Les connaissances et les informations étant devenues si facilement accessibles sur Internet, il est possible que les patients aient tout simplement moins de déférence pour les médecins qu'auparavant. «J'entends régulièrement des histoires de mes collègues cliniciens; au mieux, leur avis est ignoré par leurs patients au profit d'informations provenant d'Internet ou d'un autre "fournisseur de soins de santé", au pire, les patients leur font des reproches ou les maltraitent s’ils n'obtiennent pas ce qu'ils veulent. Nous sommes nombreux à être découragés et frustrés», confie la Dre Anderson. Ces dernières années, l'une des principales réponses à toutes ces dynamiques a été d'enseigner davantage aux étudiants et résidents en médecine et aux médecins la tolérance ou la résilience. Cette insistance excessive sur la résilience des médecins tout en ignorant les problèmes du système est «insultante», estime la Dre Smart, et «alimente le ressentiment», selon le Dr Sohi. À lire aussi: Les médecins épuisés et prêts à réduire leurs heures de travail La Dre F. Gigi Osler, présidente de la Fédération des femmes médecins du Canada et ancienne présidente de l'Association médicale canadienne, partage ce point de vue. Selon elle, «il est tout à fait clair, et les données le prouvent, que les médecins sont résilients. Se concentrer uniquement sur les stratégies visant à accroître la résilience des médecins déplace injustement le fardeau sur les individus et néglige les responsabilités de notre formation en soins de santé et de nos environnements de travail pour prévenir la détresse et l'épuisement». «Se concentrer sur la résilience des médecins, c'est un peu comme blâmer les victimes. Rien ne s'améliorera si l'on ne s'attaque pas aux problèmes sous-jacents», affirme la Dre Anderson, qui a été formée à la fois au Canada et aux États-Unis. La capacité à tolérer ou à résister à quelque chose se détériore avec le temps et ne résout pas réellement le problème. Accroître la tolérance et la résilience semble faire fi du diagnostic pour se contenter de panser les symptômes. Comme l’a dit le philosophe Jiddu Krishnamurti, «ce n'est pas un signe de santé que d'être bien adapté à une société profondément malade». L'incapacité à mesurer correctement ces problèmes complexes aggrave le mal-être des médecins. «Le meilleur indicateur est une mesure directe du stress et du bien-être des médecins», avance le Dr Desai, bien que de nombreuses autres mesures soient utilisées. Des études longitudinales et quantitatives, comme le National Physician Survey, ont été réalisées et sont utiles pour avoir une idée sommaire. Les taux de suicide, d'épuisement professionnel et de consommation de drogues sont informatifs mais non déterminants. Le Réseau universitaire de santé de Toronto utilise un indice de bien-être pour l'ensemble de son personnel. Néanmoins, il devrait certainement y avoir de meilleurs paramètres en place à l'heure actuelle. Ce qui n'est pas clair, c'est la raison pour laquelle les médecins ne disposent pas d'une mesure fiable, scientifiquement valide, qui enregistre correctement la nature quantitative et qualitative du problème. Comment mesurer adéquatement et montrer les progrès réalisés sans une telle mesure? Alors, que peut-on faire? Les non-médecins peuvent contribuer à résoudre les problèmes de bien-être des médecins en plaidant pour de meilleurs soins de santé grâce à des médecins bien formés, en bonne santé et disponibles. Une mauvaise santé des médecins entraîne un taux de rotation plus élevé, un plus grand nombre de départs à la retraite, une moindre disponibilité des médecins en raison de la maladie et de l'épuisement professionnel, ainsi qu'un moindre transfert de connaissances. Ces dynamiques augmentent en fait les coûts pour les gouvernements et les contribuables tout en limitant l'accès des patients. Les associations médicales en ont-elles fait assez pour mesurer et traiter les problèmes de bien-être des médecins? Ont-elles analysé les mécanismes de rémunération pour mettre l'accent sur le bien-être des médecins? Les associations médicales peuvent-elles collaborer avec les gouvernements pour revoir la planification des effectifs de santé? Par exemple, la Dre Smart pense que le système de rémunération à l'acte ne rémunère pas les médecins qui travaillent dans des équipes intégrées, même si ces équipes peuvent contribuer à améliorer le bien-être des médecins. Le Dr Desai estime qu'une approche fédérale de la planification des effectifs de santé est cruciale pour analyser les besoins et la mobilité des effectifs. Tout en soulignant que, plus souvent qu'autrement, un médecin fait le travail de plusieurs, il ajoute: «Il y a peut-être certains domaines qui ont davantage d’offres à l'heure actuelle.» La Dre Anderson propose que les codes de facturation pour les procédures qui ont fait l'objet de progrès technologiques importants et qui ne nécessitent plus que les médecins investissent de leur poche soient revus et redistribués. L'enseignement et la formation peuvent-ils être modifiés? Le Dr Sohi est d'avis que «le fait de reconnaître que des pratiques culturelles et systémiques favorisent l'épuisement professionnel et les déjouer aurait plus d’impact, et cela nécessite d’éduquer et de former non seulement les apprenants, mais aussi les enseignants et les gestionnaires. Souvent, des pratiques telles que les gardes de 24 heures sont justifiées pour couvrir les services et les soins aux patients, mais il convient d'explorer des modèles nouveaux et alternatifs qui assurent un apprentissage et des soins aux patients adéquats tout en respectant le besoin fondamental de prendre soin de soi». Quelles que soient les réponses, les associations médicales et autres organisations de médecins disposent souvent du capital politique et des ressources financières nécessaires pour opérer des changements systémiques et culturels significatifs, mais il n'est pas évident de savoir si, ni comment, elles ont mis ce levier en action. Puisque la bonne santé des médecins est nécessaire pour garantir la bonne santé des patients, nous sommes tous investis dans ces changements. C'est aux médecins eux-mêmes de décider si l'action et la réponse de leurs propres organisations sont satisfaisantes pour diagnostiquer et traiter la cause profonde de ce problème. Nous leur souhaitons, ainsi qu'à nous, bonne chance. Albuquerque, J. & Tulk, S. (2019). Physician suicide. Canadian Medical Association Journal.

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