Quelques coups de pédale à la Nouvelle-Orléans

Je pédale sur une piste cyclable à la perspective imprenable, au sommet d’un remblai gazonné de 5 à 7 mètres de haut et d’une trentaine de kilomètres de long. À ma droite, se succèdent les banlieues ouest de la Nouvelle-Orléans. À ma gauche, le fleuve Mississippi. Omniprésent mais redoutable, car ce remblai est une des innombrables barrières anti-inondations sans lesquelles la Nouvelle-Orléans serait noyée depuis des générations.La Nouvelle-Orléans, c’est bien sûr le quartier français des cartes postales – le Vieux Carré – chargé d’histoire et de légendes. Mais ce sont aussi de magnifiques quartiers riches et d’autres, juste à côté, très pauvres; des parcs dont les noms évoquent le jazz et la guerre de Sécession, les oiseaux et les bayous; le stade Superdome au chapeau visible à des kilomètres; deux universités...Et tout cela, sur un terrain uniformément plat. Pour son plus grand malheur, puisque la ville, et avec elle tout le sud de la Louisiane, s’enfonce progressivement sous le niveau de la mer. Mais pour le plus grand bonheur des cyclistes qui n’aiment pas les côtes !Selon le classement 2011 de la League of American Bicyclists, la Louisiane est au 24e rang (sur 50) des États américains les plus « bike friendly ». Ça semble quelconque mais, dans ce Sud que l’on dit « profond », cela la place loin devant ses voisins – Mississippi, Alabama, Texas –, et c’est à la Nouvelle-Orléans que la Louisiane le doit. Les rues en voies partagées sont nombreuses, et pour le cycliste québécois qui n’a jamais pédalé aux États-Unis, il y a toujours cette surprise de constater à quel point les automobilistes américains sont respectueux des cyclistes... quand on les compare aux automobilistes québécois !Les guides touristiques proposent une abondance de parcours à pied à travers des quartiers patrimoniaux – mais ça se fait encore mieux à vélo. Par exemple, le district du jardin (Uptown Garden District). Ou Algiers Point, de l’autre côté du Mississippi, accessible par un traversier gratuit toutes les demi-heures.Mais la Nouvelle-Orléans, c’est aussi une chose malaisée à décrire, qui n’apparaît pas dans les guides. Les traces de l’ouragan Katrina, en 2005, sont encore là, pour qui sait où aller. Dans certains quartiers, il n’est pas difficile de trouver des maisons en ruine, dont les occupants font partie de ce 25 % de la population qui n’est jamais revenu.Un avenir incertainCar le Mississippi attend son heure. Du Midwest jusqu’au Golfe du Mexique, les Américains ont construit depuis deux siècles remblais, murs et barrières, de plus en plus longs et de plus en plus hauts. Ils sont efficaces pour protéger les villes – sauf quand un événement météo dépasse les prévisions – mais ils ont une conséquence funeste : la Louisiane est grignotée.Il faut savoir que pendant des millénaires, les tonnes de sédiments transportés par le fleuve servaient à façonner de nouvelles terres dans le sud de la Louisiane, remplaçant celles emportées par les inondations et les ouragans. Or, aujourd’hui, ces sédiments se perdent au pied des milliers de kilomètres de barrières. Conséquence : ce que les inondations et les ouragans enlèvent est perdu à jamais. Selon le US Geological Survey, la Louisiane perd l’équivalent d’un terrain de football... par jour !« Bien sûr que nous nous enfonçons : nous vivons dans un delta. Ça ne devrait pas être une nouvelle », s’emporte Steve Nelson, du département des sciences de la terre à l’Université Tulane.Les conséquences les plus dramatiques sont loin de la métropole : les bayous Teche et Lafourche, terres des Cajuns, ont vu des hameaux entiers se vider depuis 75 ans : à Golden Meadow ou à l’Isle Jean Charles, l’eau a désormais pris toute la place.Mais même à la Nouvelle-Orléans, les habitants parlent avec philosophie des fissures dans leurs murs, des planchers croches et des voyages de terre qu’il faut commander parce qu’une partie de la cour s’est enfoncée. Les rues et les trottoirs donnent ici et là l’impression d’avoir vécu un séisme. Rien pour impressionner le Montréalais habitué aux nids-de-poule, mais assez pour surprendre le cycliste trop nez-en-l’air.Pour aller plus loinSi vous voulez pédaler hors de la ville, la réserve naturelle Barataria n’est qu’à une vingtaine de kilomètres au sud, en passant par Algiers Point. Au menu : des sentiers de randonnée le long de deux magnifiques bayous – un bayou est une rivière devenue si tranquille qu’elle tourne presque au marécage –, un centre d’interprétation et des affiches soulignant qu’il est interdit de nourrir... les alligators !Pour les plus ambitieux, capables de plus de 100 km, il y a le Golfe du Mexique. En quittant la Nouvelle-Orléans par l’est, après une banlieue industrielle, une autre réserve – le Bayou Sauvage –, puis un coin parsemé de maisons sur pilotis, vous longerez le Golfe pendant une quarantaine de kilomètres jusqu’à Biloxi, le long d’un large trottoir en béton... sur la plage !Autant en profiter pendant que c’est là, parce que cette guerre contre la nature ne durera peut-être pas éternellement. En juillet, le Corps des ingénieurs – un organisme fédéral (Corps of Engeneers) – annonçait des investissements de 446 millions $ pour la reconstruction d’une portion d’un rivage. Or, ce n’est là qu’une minuscule partie des travaux qui seraient nécessaires dans le sud de la Louisiane. Pour l’instant, le remblai servant de piste cyclable et les barrières font leur travail, mais avec le réchauffement climatique, le niveau des océans va continuer de monter, ce qui veut dire que tôt ou tard, une autre Katrina fera passer le Mississippi par-dessus une des barrières. Ce jour-là, ils seront plus nombreux à s’interroger tout haut sur le sort d’un joyau de l’histoire et de l’architecture nord-américaine.John McPhee, « Fighting Mississippi river », The New Yorker, 1987. www.newyorker.com/archive/1987/02/23/ 1987_02_23_039_TNY_CARDS_ 000347146Uptown Garden District Tourwww.bikelouisiana.com/sites/bikelouisiana.com/files/uptown-garden-district-tour.pdf?New Orleans Metro Bicycle Coalitionwww.mbcnola.orgLa Réserve naturelle Baratariawww.nps.gov/jela/barataria-preserve.htm

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