Que l’on prescrive comme soignant ou comme pourvoyeur, la collectivité en assume les coûts

La conscience de notre rôle modifie nos ordonnances. Soignant, on poursuit des objectifs médicaux qui conviennent à la patientèle. Pourvoyeur, on prescrit en fonction des objectifs de la clientèle. Mais toujours, on induit des coûts aux dépens de la collectivité.COMME SOIGNANTEst-on soignant d’un malade ? On pose un diagnostic, on propose un traitement. Notre chronique de février 2015 présentait les écueils de la pharmacoprévention au très long cours. Les succès sont mieux assurés quand on prescrit à titre curatif ou palliatif, bénéficiant alors d’un retour d’expérience.COMME POURVOYEUREst-on pourvoyeur d’un client ? Certaines demandes sont raisonnables, comme la contraception. Quand une femme bien portante consulte, on agit en « intermédiaire obligé » et non en juge : pas question d’être indiscret sur les motifs, de réprimander le refus d’une méthode proposée, de rendre mal à l’aise durant l’examen, de culpabiliser à propos des comportements sexuels. On explique les techniques possibles, avec les taux d’efficacité, les inconvénients et les effets indésirables, après prise en compte du contexte médical et social. On lira à cet effet l’excellent Le patient et le médecin de Marc Zaffran publié en 2015 aux Presses de l’Université de Montréal.SURPLUS DE SANTÉEst-on pourvoyeur de médicament pour assurer un « surplus de santé » ? Voyons des exemples où il ne faudrait pas céder, car les rapports risques-bénéfice ne justifient guère une ordonnance :A. Le jeune culturiste qui désire des androgènes pour grossir sa musculature. Dans le même ordre d’idée, l’homme d’âge mûr qui croit échapper à la condition humaine en prenant de la testostérone « de remplacement ».B. La personne en surpoids qui demande une pilule-minceur au lieu de réduire ses apports glucidiques; la question se posera car la Food and Drug Administration (FDA) américaine, devenue irrationnellement permissive, vient d’en approuver quelques-unes, et Santé Canada risque de suivre aveuglément.C. Le fumeur qui demande un antitabagique ordonnancé à la suite d’une publicité illégale mais tolérée au Canada, alors que les deux qui sont autorisés au Canada comportent trop de risques, considérés « à écarter » par la revue Prescrire.Parfois le client souhaite améliorer sa performance esthétique, scolaire ou sexuelle. Comme on ne poursuit qu’un surplus de santé, il faut être doublement prudent et transparent, par exemple, en dermatologie et chirurgie esthétiques, de même qu’au sujet des psychostimulants dans le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), pour augmenter la performance scolaire.Pourtant, au long cours la performance scolaire n’est pas améliorée, au contraire. Cela a été démontré au Québec. Le surdiagnostic de TDAH est trop répandu, le rôle de l’entourage dans le traitement est sous-estimé, en partie parce que des fabricants subventionnent des programmes de dépistage de santé mentale pédiatrique avec la bénédiction des autorités concernées.Dernier exemple, si la pharmacologie de l’impuissance exige d’être transparent envers les hommes quant aux risques d’effets indésirables rares mais pas toujours bénins, ces exigences doivent être décuplées quand on propose aux femmes des interventions de procréation assistée, car il y a des contraintes, des ratés et des effets indésirables que le Dr Marc Girard classe parmi « La brutalisation du corps féminin dans la médecine moderne » (sur son site www.rolandsimion.org).LA BIOÉCONOMIELa sociologue Céline Lafontaine, dans Corps-marché, publié en 2014 au Seuil, va plus loin : « Pointent à l’horizon des enjeux épistémologiques, politiques et éthiques liés à cette économie particulière. Sang, tissus, cellules, ovules : le corps humain, mis sur le marché en pièces détachées, est devenu la source d’une nouvelle plus-value au sein de ce que l’on appelle désormais la bioéconomie. La récupération des tissus humains promulguée par l’industrie biomédicale et l’appel massif au don de tissus, d’ovules, de sperme, de cellules ou d’échantillons d’ADN cachent une logique d’appropriation et de brevetage. Du commerce des ovocytes à la production d’embryons surnuméraires, l’industrie de la procréation assistée repose sur une exploitation du corps féminin. »PRESCRIRE, C’EST VOTER« Les médecins détiennent entre leurs mains et distribuent par leur signature un budget incroyable, ils sont responsables devant la collectivité des sommes confiées sur un simple feuillet d’ordonnance », notait le sociologue français Jean Peneff, connu pour son observation du monde médical.On est un agent économique, qu’on le veuille ou non. Les médecins sont le levier principal du budget santé. Notre rôle consiste-t-il à enrichir des multinationales étrangères en préférant les brevetés ? À affaiblir notre assurance médicament publique en prescrivant les classes et les produits les plus chers ? À détourner, des pauvres vers les riches, certaines dépenses sanitaires comme ces bilans annuels et ces dépistages non validés qui amènent dans une classe aisée la médicamentation inutile de la cholestérolémie, des hypertensions bénignes, des diabètes légers, des dépression légères ? À prescrire des soi-disant anti-Alzheimer qui n’en sont pas, ou des psychostimulants en pédiatrie non sociale ?Toutes ces dépenses drainent nos ressources et raréfient les soins disponibles aux malades moins nantis. Une chronique précédente1 signalait qu’au Québec les profils de prescription ont la distinction peu enviable d’atteindre des sommets que les neuf autres provinces ont la sagesse de ne pas émuler.LA MODÉRATION A BIEN MEILLEUR COÛTLes profits indécents de plusieurs nouveautés inutiles, chères et risquées enrichissent les actionnaires mais couvrent aussi les dépenses pour les méga-essais à orientation commerciale, les publicitaires et les relationnistes, les lobbyistes et les visiteurs médicaux, nos leaders d’opinion et nos associations professionnelles, les avocats protégeant contre patients lésés et concurrents génériques, les amendes civiles et pénales régulièrement imposées (aux États-Unis) pour fausse représentation ou fraude. Sans oublier les éventuels mais inévitables effets indésirables entraînant consultations, hospitalisations, invalidités, interférences diagnostiques, traitements correcteurs, voire décès. On lira impérativement le livre choc enfin traduit Remèdes mortels et crime organisé, Comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé, de Peter Gotzsche, publié aux Presses de l’Université Laval en 2015.1. Biron, Pierre. La prescription distincte au Québec, une distinction dont on pourrait se passer. L’actualité médicale, 24 septembre 2014. [http://www.professionsante.ca/medecins/ma-pratique/la-prescription-distincte-au-quebec-une-distinction-dont-on-pourrait-bien-se-passer-32291]* Le Dr Pierre Biron, médecin retraité, a été notamment professeur de pharmacologie à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal.

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