Quand meurent les patients : La « juste proximité » facilite le deuil des professionnels

Il était mal pris, le Dr Claude Cyr*, car il ne trouvait aucun conférencier pour traiter du deuil des professionnels lors d’un congrès sur les deuils de la vie. Il en était le directeur scientifique (Sherbrooke, 2006). « Alors j’ai plongé. Après tout, être pédiatre dans une unité de soins intensifs ne se résume pas à une question de tubes, de manœuvres de réanimation ou de médicaments ! »Si bien qu’au fil des ans il a approfondi la question. Entrevue.Est-il suspect, pour un médecin, de se montrer trop imperméable à la souffrance de ses patients ?Oui. Souvent, les médecins qui prônent l’imperméabilité jouent à l’autruche. Si vous voulez avoir de vraies relations avec vos patients, vous allez souffrir quand ils vont mourir. Lors de mes recherches, j’ai constaté qu’après des années, ces médecins dits « imperméables » accumulent à leur insu des deuils successifs et, pour beaucoup, connaissent l’épuisement.« Vivez votre deuil un à la fois. Acceptez la tristesse sans être submergé par elle dans les relations avec vos patients », c’est le message que j’envoie lors de mes conférences.Certains médecins, justement, ne sont-ils pas submergés par la douleur des autres ?Des professionnels de la santé me disent parfois, en effet, qu’ils ont ressenti, à la mort d’un enfant malade, une tristesse comparable à celle vécue par les parents. Là, on est dans l’autre extrême. Ces soignants sont à risque de souffrir de fatigue de compassion, à force de trop vivre en sympathie avec la souffrance d’autrui. L’identification fusionnelle devient source de confusion.En résumé, trop proche de nos patients, on risque de tomber dans la « fatigue de compassion »; trop loin, on risque à la longue le burn-out, la perte de sens. C’est pourquoi j’essaie de pratiquer « la juste proximité » avec les enfants malades. Dans ce cas, ni fatigue de compassion, ni burn-out, mais de la tristesse souvent, que j’assume quand elle se présente.Faites-vous un suivi de deuil systématique de vos jeunes patients ?Oui. Deux semaines environ après le décès d’un enfant, je donne rendez-vous à la famille. Si elle ne se présente pas, j’envoie une carte ou je passe un coup de fil aux proches. Garder un contact avec la famille endeuillée est important pour les survivants, mais aussi pour le deuil des professionnels. Souvent, ces rencontres permettent de « relocaliser émotionnellement » la personne décédée, c’est-à-dire de se rendre compte que ce n’est pas notre enfant qui est mort, mais bien notre patient.Les parents, eux, veulent s’assurer que leur enfant est mort sans souffrance. C’est souvent la première question qu’ils nous posent. Les familles des enfants ont des contacts très rapprochés avec l’équipe de soins mais, lorsque l’enfant meurt, tout s’arrête brusquement.Avez-vous vos rituels personnels ?Oui. Par exemple, je dis systématiquement au revoir, à haute voix, à mes jeunes patients qui décèdent. Je leur parle seul à seul, avant qu’ils ne partent pour la morgue. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est un rituel auquel je tiens. D’un point de vue institutionnel, la cérémonie des anges constitue aussi un rituel qui offre une belle occasion de retisser certains liens avec les familles.Et du côté des soignants ?Au décès d’un jeune patient, les soignants se demandent s’ils ont bien fait tout ce qu’ils pouvaient faire, s’ils ont commis des erreurs, etc. Beaucoup ressentent de la tristesse, ce qui est sain, et nous tentons d’éviter qu’elle ne vire en culpabilité. Il arrive évidemment que la culpabilité aussi soit au rendez-vous. Alors, nous nous efforçons d’en parler et de la transformer en réflexion, en pratique réflexive.Et comment se vit le « débriefing psychologique » avec l’équipe soignante ?Souvent, c’est difficile, les professionnels ne voulant pas revivre une seconde fois le choc initial. « La cicatrice est trop fraîche pour la rouvrir »; cette métaphore médicale, je l’entends souvent dans leur bouche. Je n’ai pas de recettes, mais j’ai constaté que le style « Venez prendre un beigne et du café, on va parler ! », ça ne fonctionne pas avec les médecins et les infirmières.Faut-il alors un « débriefing » plus structuré ?Pour certains professionnels, oui. Au besoin, ils peuvent d’ailleurs consulter un psychologue. Mais l’immense majorité d’entre eux, du moins d’après ce que je vois dans mon entourage, vont chercher leur soutien directement auprès de leurs collègues. Cela contribue à renforcer le sentiment de communauté dans les équipes de soins.Nous privilégions beaucoup aussi les choses informelles. En fin d’année, quand le moral des troupes est au plus bas, nous organisons un 5 à 7. Voilà un temps privilégié de dialogue avec les infirmières, les pédiatres et autres professionnels. Nous évoquons ensemble les cas difficiles de l’année, surtout les décès, d’ailleurs, et nous discutons des parents difficiles, etc.Un groupe Balint sans le titre, en somme...Oui, si vous voulez. C’est notre stratégie, ce 5 à 7. Cette formule souple nous permet de remettre les pendules à l’heure. Et puis, à cette occasion, les infirmières en profitent pour nous dire nos quatre vérités...Deuil et compassionLe Dr Claude Cyr, pédiatre à Sherbrooke, et Jessica Plante, résidente en pédiatrie, ont mené en 2009 une étude auprès de 101 professionnels de la santé québécois exerçant auprès des enfants malades. Ils ont mesuré l’intensité du chagrin en analysant les réponses entre autres des médecins, des infirmières et des inhalothérapeutes, en évaluant la nature de leur lien avec les malades, leur système de soutien, leur attitude devant la mort, etc.Voilà quelques conclusions issues de cette étude et des expériences du Dr Cyr, ainsi que des discussions qu’il a eues avec des médecins :- La majorité des professionnels de la santé décrivent une réaction émotionnelle forte après le décès d’un patient. Cela montre l’existence d’un lien, l’émotion allant de la colère à l’anxiété avec, pour dénominateur commun, une forme de tristesse;- La bonne nouvelle, selon le Dr Cyr, c’est que la majorité des professionnels décrivent une saine adaptation aux deuils;- Du deuil d’un patient, dit-il, il ressort davantage de compassion. Mais qu’est-ce qui a changé au juste chez le soignant ? « Une certaine transformation de son rôle professionnel. Souffrir, être triste, nous ramène à l’essentiel de notre travail. La médecine ne se résume pas aux données probantes ! » Lorsque de la confusion peut naître une meilleure connaissance de soi, alors, selon le Dr Cyr, on peut dire que le deuil est « réussi ».Cérémonie des angesLa cérémonie des anges est un rituel qui se déroule chaque printemps à Sherbrooke. Y sont conviés les proches des enfants décédés durant l’année précédente ainsi que les membres de l’équipe soignante.On égrène le nom de chacun des enfants, puis chaque parent reçoit une rose. Tous en forment un beau bouquet. Une famille, un médecin et une infirmière livrent ensuite un court témoignage. « Nous voulons dire aux parents endeuillés que nous aussi, nous avons vécu un deuil par la mort de leur enfant », dit le Dr Claude Cyr.La cérémonie est empreinte d’une grande sérénité. « Rien de mélodramatique. Les participants sont aussi contents de se voir; souvent, les gens pleurent et rient tout à la fois. » La cérémonie des anges est l’initiative d’une travailleuse sociale, en lien avec le Centre Jeremy Rill pour le syndrome de la mort subite du nourrisson, Les Amis compatissants du Québec (parents endeuillés), la coopérative funéraire de l’Estrie et l’organisme Naissance Renaissance Estrie.* Pédiatre à l’Unité des soins intensifs du département de pédiatrie du CHUS.

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