Projet de loi 106: une réforme improvisée ou une stratégie délibérée?

Avec les Drs Antoine Groulx et Élise Boulanger, Mylaine Breton faisait partie du comité d’experts indépendants mandatés en janvier par Québec pour «fournir des recommandations scientifiques permettant de repenser les services de première ligne en santé et services sociaux». Fin avril, la professeure à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke était aux côtés de ses deux collègues chercheurs pour présenter au ministre de la Santé Christian Dubé leur rapport (consultable en bas de page).Dix jours plus tard, soit le jeudi 8 mai, Christian Dubé a déposé sans crier gare le projet de loi 106 qui vise «principalement à instaurer la responsabilité collective et l’imputabilité des médecins quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux». Projet de loi qui redéfinit en fait le mode de rémunération des médecins, en liant notamment leur rétribution à l’atteinte de cibles de performance collective.Cette chronologie a stupéfait Mylaine Breton. «J’ai été très surprise. J’ignorais tout du projet de loi 106 qui est arrivé par le champ gauche», relate avec amertume la titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance clinique dans les services de première ligne. Après avoir travaillé intensément pendant trois mois, «j’ai vécu une grande déception. Le projet de loi reprend peu de choses de notre rapport», regrette-t-elle en espérant que les six recommandations du comité ne seront pas tablettées.Le Dr Antoine Groulx a lui aussi mal vécu la séquence des événements. Le rapport du comité a été publié de manière fortuite le jour même du dépôt du projet de loi 106, qui a coïncidé aussi avec l’élection du nouveau pape Léon XIV. «On va dire que ce n’est pas le scénario idéal», observe posément le médecin de famille qui dirige l’Unité de soutien SSA Québec. Au-delà, il dit ne pas comprendre la démarche du gouvernement.Dans le fond, le Dr Groulx considère qu’«il y a des choses très bien» dans le projet de loi 106, tels le principe de la responsabilité populationnelle, la notion d’indicateurs de performance ou la rémunération mixte avec une plus grande composante de capitation. Sur la forme en revanche, «il y a une fracture avec ce qu’on propose en termes d’approche, de collaboration et de coconstruction».Ce qui dérange particulièrement l’omnipraticien, qui a œuvré six ans au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), c’est que «le projet de loi présume la mauvaise foi des parties prenantes», autrement dit des fédérations médicales et des médecins eux-mêmes. «On casse encore du sucre sur le dos des docteurs qui ne sont plus capables de ça», regrette le Dr Groulx qui déplore également que Christian Dubé dise que le tiers des médecins de famille doivent «en faire plus» en matière de prise en charge. Selon lui, «cette donnée est très spéculative». Une manière polie de dire qu’elle est déconnectée de la réalité.Entre les propos du ministre de la Santé et ceux du premier ministre François Legault, qui veut mettre les médecins au pas, le Dr Groulx perçoit «une stratégie assez puérile» qui consiste «à montrer ses gros bras avant de retourner à la table de négociations». Stratégie qui a eu le mérite de braquer la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec, celle des médecins spécialistes, ainsi que leurs membres qui ne cessent depuis 15 jours d’exprimer leur indignation sur toutes les tribunes.Lire aussi: Lettre d’une profession au bord de la ruptureOr la transformation de la première ligne ne sera pas sans ni contre les médecins de famille, met en garde Mylaine Breton. «On a besoin d’eux. Ce sont nos alliés, il faut qu’ils soient enthousiastes». S’agissant par exemple des indicateurs de performance auxquels le projet de loi 106 veut soumettre 25% de la rémunération des cliniciens, elle les juge «coercitifs» alors qu’ils devraient servir d’«incitatifs pour accompagner le changement» en permettant l’atteinte de hauts standards de pratique. «Si les cibles ne sont pas atteintes, les médecins devraient recevoir du soutien, une aide à l’amélioration», préconise la chercheuse qui ne voit pas l’intérêt de pénalités financières. Au contraire, elle signale que ce «modèle de pay for performance n’a pas marché en Angleterre» et qu’il a «coûté cher au regard des résultats». Manque de moyensPour justifier son projet de loi – dont les consultations se déroulent dès mardi matin à l’Assemblée nationale –, Christian Dubé explique qu’il est nécessaire afin que «100% des Québécois soient pris en charge d’ici l’été 2026». Et pour ce faire, tous les patients orphelins devront être affiliés à un milieu de soins (un GMF ou un CLSC) et non plus inscrits individuellement auprès d’un médecin de famille.Lire aussi: Christian Dubé n’exclut pas un bâillonSur ce point, Antoine Groulx émet de grosses réserves. Il explique que «tous les réseaux de santé à succès fonctionnent sur la base de l’inscription individuelle à un médecin qui exerce au sein d’une grande équipe. Plus il a de professionnels autour de lui, plus sa capacité de prise en charge augmente.» Avec les inscriptions collectives ou à un milieu de soins, «on s’expose à la collusion de l’anonymat. En fin de compte, personne n’est imputable», affirme le clinicien chercheur qui recommande donc de conserver le modèle de l’inscription individuelle.Dans cette perspective, Mylaine Breton soulève un enjeu qui n’est pas abordé par le projet de loi 106, mais qui constitue la recommandation numéro un du trio d’experts, soit le rehaussement des équipes de professionnels. La professeure souligne qu’il y a actuellement «un déséquilibre structurel. On manque de ressources en première ligne, il n’y a pas assez de médecins et d’infirmières.» La chercheuse met notamment de l’avant le ratio médecin/infirmière. «Ce ratio est important, car c’est avec ça qu’on va chercher de la capacité de prise en charge», insiste-t-elle. «En Angleterre, on compte un médecin pour une infirmière qui ont ensemble un caseload de 2000 patients environ. Au Québec, on a huit médecins pour une infirmière.» CQFD.

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