Première ligne en santé: Dubé établit ses priorités

«Je me demandais quand ils allaient arriver!», s’est amusé le ministre de la Santé Christian Dubé avant d’être évacué dans une autre salle, après l’irruption d’une vingtaine de manifestants de la Confédération des syndicats nationaux armés de sifflets et de klaxons contre le privé en santé. Le ministre aura à peine eu le temps de saluer les deux nouveaux dirigeants de Santé Québec, Geneviève Biron et Frédéric Abergel, assis au premier rang, et de rappeler que le Guichet d’accès à la première ligne (GAP) n’était pas encore parfait.«Écoute, sur le coup je pensais que c’était une joke, reconnaît Christine Laliberté, présidente sortante de l’Association des infirmières praticiennes spécialisées du Québec (AIPSQ). Jusqu’à ce que je vois que l’agent de sécurité était très sérieux.» Dans la salle aussi, la surprise est partagée. «Je ne m’y attendais pas, contrairement au ministre apparemment», confie Richica Bongoy, coordinatrice clinique GMF. «Il est resté très zen, c’est à l’image de son personnage», observe de son côté l’infirmière clinicienne Carine Peltier. À lire aussi: Un recul inexcusable dans l’accès aux soinsBien qu’ayant perturbé le début de Première ligne en santé, l’événement a le mérite d’avoir mis le sujet sur la table, alors que la nouvelle présidente de Santé Québec, nommée il y a deux jours, vient justement du privé. Christian Dubé y est d’ailleurs revenu à la reprise de son allocution: «Il y a du bon dans le privé, je n'ai pas honte de le dire. Arrêtez de dire que quelqu’un qui vient du privé, c’est un défaut. Est-ce qu’on est capable avec les pratiques du privé d’améliorer le public?», a-t-il questionné, prenant l'exemple de la télémédecine comme pratique transposée dans le public.Le privé en santé, une réalité indéniable Sur ce point, le son de cloche est relativement unanime dans l’audience. «Le privé est un incontournable, il doit faire alliance avec le public et le communautaire pour amener le meilleur service au moment le plus opportun pour le patient. Je n’y vois pas un enjeu, j’y vois une opportunité», assure Estelle Lafortune, directrice adjointe du CISSS Laval.Pas de débat non plus du côté des pharmaciens propriétaires, selon le président de l’AQPP Benoit Morin: «les pharmacies communautaires en sont un bel exemple, du privé qui travaille en continuité avec le public. On a besoin d’organisations comme les GMF. Il faut que le public reste au cœur des orientations, oui, mais ça prend tous les partenaires pour y arriver.» Passé du public au privé, Gilles Auclair, actuel directeur général d’Unimédic, voit plutôt dans cette collaboration un vase communicant, où chaque système peut aider l’autre. «Les établissements privés sont très vigilants concernant les temps d’attente moyens pour accéder aux services. On vit la même réalité, car on travaille tous avec des humains, et on essaie d’y opérer du changement, d’apporter de l’innovation.» Alors que, selon lui, le public est soumis à l’opinion publique et aux états d’urgence sanitaires, le privé, lui, doit composer avec la concurrence du marché et la course à la technologie. À lire aussi: Québec va mettre fin à l’entente sur les inscriptions collectivesMoins enthousiaste, Carine Peltier, infirmière clinicienne, semble s’y résigner: «le privé fait malheureusement partie de la solution, on n’a pas le choix que d’aller vers ça. Les gens n’ont pas le choix s’ils veulent avoir de bons soins.» Les patients n’ont parfois pas d’autre choix que de se tourner vers le privé, regrette Richica Bongoy: «À Montréal par exemple, tout le monde n’a pas de carte RAMQ ou accès au 811. Les cliniques privées peuvent avoir du bon pour les étudiants étrangers ou les travailleurs expatriés par exemple. Mais l’idéal serait de créer un système pour faciliter l’accès aux soins aux Québécois. Je ne pense pas que le privé puisse prendre le pas sur le public, car la population n’a pas les moyens.» Sauf que «les patients qui ont les moyens d’aller dans le privé pourront libérer des places dans le public», tempère Gilles Auclair.Le tout est de ne pas être défaitiste mais de parier sur les forces, tant que toutes les prestations de soin sont encadrées, martèle Manon Lambert, directrice générale et secrétaire de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ). La séparation des pouvoirs entre le ministère public et la nouvelle agence Santé Québec a d’ailleurs été évoquée par le ministre de la Santé et saluée par le public. Militant pour un «ministère 2.0», Christian Dubé veut redéfinir son rôle pour se concentrer sur les orientations, quand Santé Québec sera plutôt tournée vers la stratégie. «Une excellente nouvelle» pour la directrice générale de l’OPQ, même si la pharmacie a une longueur d’avance sur les autres professions de santé en termes de décloisonnement.Le GAP «est là pour rester»Parmi les autres sujets abordés par le ministre, le renouvellement des conventions collectives et des ententes cadre, notamment concernant les IPS et les gestionnaires, et le GAP. Après une expérimentation de 18 mois, le système est «là pour rester», confirme Christian Dubé, qui ne fera «pas de négociation en public.» Il dit même songer au GAP 2.0, une version améliorée de la première qui a tout de même fait ses preuves selon lui: «la prise en charge collective est un changement considérable, plus de 900 000 Québécois inscrits, et les patients orphelins, soit un million et demi de personnes, ont pu aussi en profiter.» Inutile de convaincre Estelle Lafortune de la pertinence du GAP, puisqu’elle gère sa mise en place à Laval: «c’est une plus-value. Bien sûr, il y a lieu de l’améliorer, et on a pu observer sur quels points. Mais cela reste une opportunité pour l’usager d’accéder rapidement à des services coordonnés.» Une boussole pour aider le patient à se retrouver dans un système de santé de plus en plus complexe, complète Manon Lambert de l’OPQ, qui y voit un atout pour la reconnaissance du travail en pharmacie. «Avant le GAP, on n'incluait pas les pharmacies dans la trajectoire de soins. Maintenant que les pharmaciens ont une palette d'activités beaucoup plus large, il faut qu’ils se sentent soutenus et reconnus par le réseau. Et ce dernier doit pouvoir coordonner l’offre de soins quand le pharmacien est arrivé au bout de ce qu’il pouvait faire.»À lire aussi: L’inscription de patients, une légitimation et un outil d’évaluation pour les IPSToutefois, de nombreuses voix se sont élevées pour rappeler le caractère idéalement temporaire du GAP. «C’est une béquille qui semble nécessaire, la priorité reste le patient et son accès aux soins», concède Marie Victoria Dorimain, responsable de la recherche du département de médecine de famille et de médecine d’urgence de l’Université de Sherbrooke, reprenant les mots de Mylaine Breton, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en gouvernance clinique des services de première ligne. Sur scène, la panéliste s’est adressée directement à Christian Dubé: «La prise en charge collective est une fierté, mais une bonne idée à moitié. Le patient doit pouvoir avoir accès aux soins sans passer par un GAP. Il faut penser le GAP temporairement, c’est une béquille pour les patients en transition d’affiliation. Tout le monde n’a pas besoin d’un médecin, mais on a besoin de ce lien. L’accessibilité c’est bien, la continuité c’est idéal.»À lire aussi: Annonce ministérielle sur les IPS: des médecins de famille dubitatifs«Réaliste», «lucide», «rafraîchissant»: si le discours d’introduction de Christian Dubé semble avoir convaincu l’auditoire, certaines inquiétudes restent présentes, alors que le ministre a rappelé plusieurs fois que les résultats des efforts fournis ne seraient pas visibles avant plusieurs années. «Je sais que la situation est compliquée et que ça prendra du temps, il n’y aura pas de changements dans un mois ou deux, confie Carine Peltier, infirmière clinicienne. Mais on s’en va vers quelque chose qui a l’air d’être orienté vers les patients donc ça me rassure.» De son côté, la coordinatrice en GMF Richica Bongoy retient une volonté d’aller de l’avant, mais rappelle qu’il faut impérativement éduquer la population pour que ces changements soient pérennes: «Il ne faut plus que les gens aillent directement chez leur médecin. Pour cela, il faut simplifier le système, qui reste très compliqué.» Ce qu’approuve Benoit Morin: «le décloisonnement n’est pas la seule solution, car s’il augmente, la complexité aussi.»

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