Nunavik: des disparités manifestes en matière de soins de santé

Les Drs Evan Wong et Jeremy Grushka ne s’en cachent pas. Leur démarche scientifique s’apparente à du lobbying politique. À travers leur évaluation rigoureuse de l’offre de soins au Nunavik, les deux chirurgiens traumatologues de l'Hôpital général de Montréal veulent attirer l’attention des décideurs publics. «Nos travaux mettent en évidence les disparités flagrantes du système de soins de santé québécois qui nuisent aux Autochtones. Mais pas seulement, car notre article met aussi de l’avant des solutions», souligne le Dr Wong.L’article en question, publié dans le Journal canadien de chirurgie, passe en revue les services disponibles en matière de chirurgie et de traumatologie dans les deux hôpitaux régionaux du Nord québécois, le Centre de santé Tulattavik de l’Ungava (CSTU), situé à Kuujjuaq, et le Centre de santé Inuulitsivik (CSI), à Puvirnituq, ainsi que dans les 12 centres locaux de services communautaires (CLSC) qui jalonnent la baie d’Hudson et celle d’Ungava. Pour ce faire, les deux chercheurs ont eu recours à l’enquête PIPES et à l’indice INTACT, «deux outils de mesure développés pour des pays en voie de développement. On parle ici de critères minimum pour des chirurgies de base», précise le Dr Wong en ajoutant que si on appliquait ces critères dans les autres établissements de santé du Québec, «les scores seraient largement au-delà du maximum».En l’occurrence, au Nunavut, la capacité chirurgicale était la plus élevée au CSI (6,76 sur une échelle de 10) et la plus faible aux CLSC de la baie d’Ungava (5,52). S’agissant de la capacité traumatologique, elle était là encore la plus élevée au CSI (7,25) tandis qu’elle était la plus faible dans les CLSC de la baie d’Hudson (5,58). Au niveau des infrastructures, des équipements et des fournitures, tous les établissements étudiés obtiennent des scores satisfaisants. En revanche, le bât blesse particulièrement en matière de procédures et encore plus concernant le personnel, avec des scores de zéro dans toutes les unités de soins.Ces résultats sont sans surprise, mais il était nécessaire de les produire, affirme le Dr Jeremy Grushka. «Si on ne mesure pas les choses à partir de données concrètes, on ne peut pas les faire changer», observe le chirurgien. Ce dernier estime que les communautés cries et inuites du Nord-du-Québec ont droit aux mêmes opportunités d’accéder à des soins que leurs concitoyens de Montréal, Gaspé ou Baie-Comeau. «Ce sont les mêmes humains, qui ont les mêmes maladies et on a la capacité de leur offrir des soins et des chirurgies de base. C’est une question d’équité et ça ne prend pas des investissements énormes.»Dans une précédente étude menée en 2021, les Drs Wong et Grushka ont montré que les résidents du Nunavik sont quatre fois plus à risque de subir un trauma que la population du reste du Québec et 40 fois plus à risque d’en mourir.Sur place, il y a déjà quelques médecins, des infirmières et des inhalothérapeutes à temps plein. L’une des solutions préconisées par les deux traumatologues consiste à créer des programmes de formation qui leur seraient destinés afin de développer leurs compétences professionnelles; programmes qui permettraient la prise en charge des chirurgies mineures et le traitement des blessures graves. L’autre avenue consiste, bien entendu, à renforcer les effectifs à l’aide de mesures visant à inciter les médecins et le personnel infirmier à travailler dans le Nord québécois.Coût social énormeEn attendant, pour une chirurgie élective ou traumatologique, les patients des communautés autochtones des baies d’Hudson et d’Ungava doivent être acheminés par avion à Montréal. «Entre le rendez-vous pour les investigations nécessaires au diagnostic, l’opération en elle-même et le rendez-vous de suivi, on parle souvent de trois voyages pour lesquels le patient est accompagné par un membre de sa famille et un interprète. Cela a un impact économique énorme, mais cela a un impact social encore plus important», indique le Dr Grushka en signalant que c’est «un gros dérangement pour les patients qui préfèreraient rester chez eux pour passer une radio, une écho ou un CT-scan. Tout le monde veut être soigné dans sa communauté pour être à l’aise dans son environnement. À Montréal, les Cris et les Inuits sont déboussolés. Personne ne parle leur langue, la nourriture est différente, etc. C’est déstabilisant».À tel point que les deux chirurgiens ont constaté durant leurs fréquents séjours dans le Nord que des personnes préfèrent souffrir d’une hernie depuis des années plutôt que de se faire soigner dans le Sud. Si on ajoute à cela le fait qu’on ne pratique pas, par exemple, de coloscopie ou de mammographie au Centre de santé Tulattavik de l’Ungava et au Centre de santé Inuulitsivik, «les besoins de santé de ces populations demeurent méconnus», observe le Dr Wong. «Si on ne connaît pas la demande, ajoute-t-il, c’est difficile de planifier les besoins. En revanche, plus il y aura une présence médicale sur place, plus on gagnera la confiance de ces gens-là et plus ils viendront nous voir.».L’autre avenue pour compenser le manque de moyens humains, c’est la télémédecine qui peut s’avérer utile en région éloignée. L’étude de deux chirurgiens révèle toutefois qu’aucun des centres de santé qu’ils ont évalués n’est tout à fait prêt à mettre en œuvre un tel service par manque de financement, de soutien administratif ou, tout simplement, par manque de place dans les locaux. «L’internet à haute vitesse vient d’arriver là-haut, ça s’améliore. Mais ça prend aussi des professionnels de la santé disponibles durant les téléconsultations pour assister le médecin de l’autre côté de l’écran», indique le Dr Wong. Autrement dit, «on en revient à la conclusion qu’il faut augmenter les ressources et les capacités sur place».

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