«N'achetez pas le DSM-5», recommande le Dr Allen Frances, père du DSM-IV

«N’achetez pas le DSM-5, ne l’utilisez pas et ne l’enseignez pas.» Le message du Dr Allen Frances au corps médical montréalais1 est très clair.Selon l’ex-patron du DSM-IV2, la nouvelle bible psychiatrique est plus nuisible que bénéfique. Ce manuel devrait être considéré pour ce qu’il est, à savoir une nomenclature écrite «pour parler tous le même langage». On a donc tort de s’en servir comme d’un outil de diagnostic.Et loin de lui l’idée de promouvoir «sa» version du DSM plutôt que la nouvelle, puisqu’il estime que l’utilisation du DSM-IV s’est également révélée «dangereuse». En effet, malgré une approche «conservatrice», le DSM-IV n’a pas empêché l’explosion du nombre de personnes diagnostiquées avec une maladie mentale, notamment des enfants.«Nous n’avions retenu que trois changements (sur 93 propositions NDLR), mais ils ont eu des conséquences désastreuses», explique le psychiatre.Le DSM-IV a introduit le trouble bipolaire de type 2 et, en quelques années, le nombre de patients diagnostiqués et traités a doublé. «Pour protéger ces patients de quelque chose, on les a mis sous traitement. Ils ont grossi, et sont devenus à risque de développer un diabète et des problèmes cardiaques.»Voulant préciser le diagnostic d’autisme puisque certains enfants ne présentaient qu’une partie des symptômes, le DSM-IV a aussi introduit le syndrome d’Asperger. Avec pour effet de multiplier par 20 le nombre de cas diagnostiqués.Le pire selon le Dr Frances a été l’élargissement du diagnostic du trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Aujourd’hui 10 % des garçons de moins de 10 ans sont diagnostiqués avec un TDAH aux États-Unis et le marché des médicaments contre les troubles de l’attention est passé de 15 millions $ avant la publication du DSM-IV à 9 milliards $ en 2012.Le TDAH aux É.-U.: quelques chiffresLes Centers for Disease Control and Prevention font état d'une augmentation vertigineuse des diagnostics de TDAH.Ainsi, 15% des garçons et 7% des filles d'âge scolaire ont déjà reçu un diagnostic de TDAH. On parle même de 19% des garçons et 10% des filles chez les 14-17 ans. Une augmentation de 53% dans la dernière décennie.Par ailleurs, certaines études estiment qu’aujourd’hui 30% des médicaments prescrits pour le TDAH aux États-Unis seraient revendus à des tiers.«On a cru que l’on soignait des enfants que l’on avait pas trouvés avant, mais une étude de Colombie-Britannique3 qui a étudié les dossiers médicaux de près d’un million d’enfants a démontré que les plus jeunes des classes sont beaucoup plus à risque de recevoir un diagnostic de TDAH et de se voir prescrire des médicaments pour traiter ce problème.»Selon cette étude, les garçons nés en décembre avaient un risque 30 % plus élevé de recevoir un diagnostic de TDAH que ceux nés en janvier de la même année, et 41 % plus de risque de se faire prescrire des médicaments. Les filles nées en décembre avaient, quant à elles, environ 70 % plus de risque que celles nées en janvier, et 77 % plus de risque de se faire prescrire des médicaments.Avec le DSM-5 la tendance à l’inflation des diagnostics en psychiatrie devrait s’amplifier, puisque ce manuel «redéfinit la normalité».Des ambitions illusoiresPour le Dr Frances, les experts qui ont travaillé sur le DSM-5 ont certes «pris des décisions stupides», mais «avec le cœur pur».Bien que l’industrie pharmaceutique se soit infiltrée dans les brèches créées par le DSM-IV, elle n’a même pas besoin de pousser les psychiatres dans ce sens.En effet, les experts de cette discipline sont fascinés par les tests biologiques dont disposent les autres branches de la médecine pour diagnostiquer une pathologie. Ainsi, avec le DSM-5, ils ont voulu créer un nouveau paradigme en essayant de s’appuyer sur des bases scientifiques solides, notamment sur des éléments neurobiologiques pour faire de même.«Mais c’est un échec», constate le Dr Frances. Selon lui, nous n’avons pas une assez bonne connaissance du cerveau pour valider «biologiquement» les diagnostics psychiatriques.En outre, les troubles mentaux, qui constituent les principales «nouveautés» du DSM-5 ne sont pas uniquement neurobiologiques. Ils dépendent de facteurs sociaux, psychologiques et biologiques.Enfin, les experts qui ont travaillé sur le DSM-5 ont voulu offrir une psychiatrie plus «préventive». Une démarche surprenante alors que dans les autres disciplines médicales, on s’interroge de plus en plus sur les risques associés aux systèmes de détection précoce (avec le dépistage du cancer de la prostate ou du sein, notamment).«On essaie de trouver les patients le plus tôt possible et avant même que le syndrome ou le trouble, dont on pense qu’ils peuvent souffrir, soit trop prononcé.»Médicaliser le quotidienCela se traduit, au bout du compte, par une forte propension à vouloir médicaliser tous les problèmes de la vie quotidienne.Pour le Dr Frances, ce n’est pas parce que quelqu’un a régulièrement des fringales, qu’il souffre d’hyperphagie boulimique – ou alors c’est son cas depuis des années. Et ce n’est pas parce qu’une personne oublie régulièrement l’endroit où elle a posé ses clés ou garé sa voiture qu’elle souffre d’un «trouble cognitif mineur» et est à risque de souffrir d’Alzheimer.«Beaucoup de gens ont des pertes de mémoire de temps en temps, mais veulent-ils vraiment qu’on leur dise à l’aide d’un test s’ils ont un trouble que, de toute façon, on ne peut pas soigner?» s’interroge le Dr Frances.Le problème, c’est que tout le monde – experts, grandes institutions publiques de recherche, compagnies pharmaceutiques – a intérêt à ce que l’on multiplie le nombre de symptômes et de personnes diagnostiquées.Et cela a pour résultat de conduire à une surmédicalisation. Le DSM, toutes versions confondues, favorise en effet l’approche médicamenteuse.Aujourd’hui, aux États-Unis, 20 % des adultes prennent des psychotropes. Dans 80 % des cas, ils sont prescrits par des médecins de famille. Or, d'après des études, ces derniers les prescrivent en moyenne en sept minutes.«Et au plus mauvais moment» selon le Dr Frances, qui ajoute: «Se sentir mal à certains moment de sa vie, c’est normal. Ce n’est pas après sept minutes que vous devez décider de donner des pilules…»D’autant que les médicaments ne fonctionnent pas bien, notamment avec les personnes dont les troubles sont modérés. «On traite des gens dont l’état s’améliorerait de lui-même en six à huit semaines et, pendant ce temps-là, on néglige ceux qui vont vraiment mal et qui se retrouvent en prison parce qu’ils ont des problèmes graves de santé mentale», affirme le Dr Frances.De plus, quand un médicament ne fonctionne pas bien, on en donne un autre. Les patients cumulent alors les effets secondaires indésirables.«Actuellement dans nos salles d’urgence, il y a plus de gens qui meurent en raison de la poly-médication que des drogues vendues dans la rue.»Si l'on se base sur ce qui s’est passé avec les versions précédentes, le DSM-5, en multipliant les diagnostics de troubles, conduira à une augmentation de la prise de médicaments. Et ce, même si les psychothérapies ont souvent fait la preuve d’être plus efficaces pour ce type de problèmes.«Le DSM est peut-être utile pour les maladies mentales, mais il n’est pas bon pour décrire un trouble», affirme le Dr Frances.Et au Québec ?Aux États-Unis, «chaque année, 20% de personnes sont diagnostiquées pour un trouble mental et 50% recevront un tel diagnostic au cours de leur vie», a rappelé le psychiatre. Il faut dire que, là-bas, la prise en charge du coût des médicaments par une assurance ou l’attribution des avantages sociaux sont fondés sur les diagnostics DSM; la situation y est donc plus critique.Même si ce n’est pas le cas chez nous, les médecins finissent cependant par suivre les tendances observées chez nos voisins du sud. Il suffit de regarder l’augmentation des prescriptions de stimulants chez les enfants québécois pour s’en convaincre.Les diagnostics de troubles mentaux semblent eux aussi en hausse. Il y a quelques jours on pouvait ainsi lire dans tous les quotidiens québécois: «Un Canadien sur dix a éprouvé un trouble de la santé mentale en 2012.»En fait, une fois écartés les troubles liés à l'abus ou la dépendance à l'alcool, au cannabis et aux autres drogues, 5,4 % des Canadiens ont mentionné des troubles de l’humeur.En résumé:- 4,7 % des 15 ans et plus «satisfaisaient» aux symptômes correspondant à un épisode dépressif majeur.- 1,5 % «satisfaisait» aux critères du trouble bipolaire.- 2,6 % des répondants ont déclaré avoir éprouvé des symptômes correspondant au trouble d'anxiété généralisée. Un «état» caractérisé «par des soucis fréquents et persistants et une anxiété excessive concernant plusieurs événements ou activités» peut-on lire sur le site de Santé Canada.D'après ce sondage, en 2012, 17 % des Canadiens de 15 ans et plus, soit environ 4,9 millions de personnes, ont estimé avoir eu «besoin d'aide pour leur santé mentale au cours des 12 mois qui ont précédé l'enquête».Et si les médicaments représentaient seulement 10 % du type d’aide réclamé, ce dernier a été «satisfait» dans presque tous les cas (91 %).(1) Le Dr Allen Frances a donné deux conférences à Montréal la semaine dernière: Saving Normal: An Insider’s Revolt Against Out-of-Control Psychiatric Diagnosis, DSM-5, Big Pharma, and the Medicalization of Ordinary Life, au département de psychiatrie de l’Université de Montréal et The Uses and Misuses of Psychiatric Diagnosis à l’Institut de psychiatrie communautaire et familiale de L’hôpital général juif de Montréal.(2) Le Dr Allen Frances a été le président du groupe de travail sur le DSM-IV. (3) Influence of relative age on diagnosis and treatment of attention-deficit/hyperactivity disorder in children – Richard L. Morrow MA, E. Jane Garland MD, James M. www.cmaj.ca/content/early/2012/03/05/cmaj.111619.

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