Le suicide chez les aînés, un phénomène croissant mais encore tabou

Au Québec, un suicide sur quatre dans la population adulte se produit chez les plus de 65 ans. En 2021, 224 personnes âgées de 65 ans et plus se sont enlevé la vie selon le dernier rapport de l’INSPQ publié au mois d’avril 2025. «On peut expliquer cette hausse du nombre absolu par le contexte actuel du vieillissement de la population», analyse Maude Gosselin, coautrice du rapport1, auprès de Profession Santé. Mais pas seulement. Une multitude de facteurs entre en jeu lorsqu’on parle du suicide des personnes âgées, rappelle Hugo Fournier, président directeur général de l'Association québécoise de prévention du suicide (AQPS). «Les personnes âgées sont victimes d’âgisme dans notre société, ce qui est un facteur de risque puisque ça crée une banalisation de leur détresse.» Ainsi, l’environnement des aînés, qu’il s’agisse de leur famille ou de leur milieu de soins, a moins tendance à reconnaître les signaux de détresse. «Si elle a des pertes de mémoire, on considère que c’est normal pour son âge. Pareil si elle a mal partout, poursuit Hugo Fournier. Mais on parle de souffrances, et on ne peut pas mettre toutes les personnes âgées dans le même panier.» Cette banalisation peut initier selon lui une spirale de la souffrance qui, in fine, pousse les aînés à mettre fin à leurs jours. «Vieillir, c’est aussi avoir mal, ne plus être capable d’aller faire son épicerie, et vivre des décès autour de soi. Ce qui est un facteur de risque affectif», ajoute Marie-Alice Champeval, infirmière clinicienne à la retraite spécialisée en géronto-psychiatrie à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal.«Ils ont l’impression d’être un fardeau»Au-delà de la souffrance physique, l’âgisme implique une déconsidération qui peut amener les personnes âgées à se sentir inutiles et à s’isoler d’elles-mêmes. Or, l’isolement est l’un des principaux facteurs de risque de suicide, surtout dans ce contexte post-pandémique, rappelle Marie-Alice Champeval. «On est une société de jeunes, de performants… Et on estime que les personnes âgées coûtent cher à cette société et au système de santé.» Le président de l’AQPS abonde: «Ils ont l’impression d’être un fardeau pour leurs proches et la société.» Ce sentiment, couplé à la volonté de ne pas déranger, pousse les aînés à moins avoir recours aux soins et aux ressources d’aide, ou à parfois refuser l’aide qui leur est proposée. À lire aussi: Comment la douleur d’un patient influence-t-elle son risque de suicide?L’acte même du suicide chez un aîné ne sera pas considéré de la même manière que chez un adolescent par la société, poursuit la spécialiste. «Si une personne âgée de 80 ans se suicide, on va dire en gros qu’elle a bien vécu, qu’il fallait bien qu’elle meure un jour ou l’autre. Mais si c’est un jeune de 16 ans, on va se dire “quel gâchis, il avait la vie devant lui, qu’est-ce qu’on a loupé, comment on aurait pu l’aider?” Or, un suicide est un geste aussi grave chez une personne âgée que chez un jeune.» Des disparités existent au sein des plus de 65 ans. Bien qu’on observe une baisse du taux de suicide chez les hommes âgés au cours des 40 dernières années, alors que celui des femmes est resté stable, le taux de suicide reste plus élevé chez les hommes que chez les femmes de cette tranche d’âge. Le taux de suicide des hommes de 65 ans ou plus est même supérieur à celui des jeunes hommes de 20 à 34 ans, selon l’INSPQ. «Le tabou du suicide est bien plus important chez les hommes âgés, car ils n’ont pas pour habitude de parler de leur souffrance», observe Marie-Alice Champeval. «Une personne âgée qui ne parle pas, c’est dangereux», prévient de son côté Hugo Fournier.Le problème, c’est que le suicide peut parfois être confondu avec des signes de démence, ajoute le président de l’AQPS. «Si une personne âgée cesse de prendre ses médicaments ou en prend trop d’un coup, on pourrait penser à une erreur dûe à des pertes cognitives. Pareil suite à une chute dans l’escalier. C’est ce qu’on appelle des suicides camouflés.»La première ligne, une vigie essentielle en zones rurales ou défavorisées En plus de l’isolement physique et psychologique, l’isolement géographique constitue aussi un facteur de risque accru de suicide. «Plus spécifiquement chez les hommes aînés, nous avons pu constater que le taux de suicide était plus élevé chez ceux qui résident dans des territoires défavorisés au niveau matériel ou social, ainsi qu’en milieu rural, par rapport aux hommes âgés vivant dans des territoires plus favorisés ou en ville», rapporte Maude Gosselin, conseillère surveillance du suicide à l’INSPQ. Un constat similaire a été observé chez les femmes âgées résidant en zones défavorisées sur les plans social et matériel. «Ce rapport a permis de mettre en évidence certains sous-groupes de personnes aînées qui pourraient faire l'objet d'une surveillance épidémiologique accrue», analyse Maude Gosselin. «Cela permet de dégager des pistes pour mieux orienter les prochaines initiatives de prévention du suicide.» Le problème, c’est que l’accès à la première ligne et donc à des ressources de santé ou de soutien psychologiques diminue considérablement dans ces territoires, tempère Marie-Alice Champeval. De manière générale, plus une personne sera seule, plus les risques de suicide seront difficiles à détecter et moins elle aura de chances de survie si elle franchit le pas. «Leur passage à l’acte sera davantage planifié et plus discret. Ces personnes auront plus de chances de réussir leur suicide, déplore ainsi l’ancienne infirmière clinicienne. Une intoxication médicamenteuse va par exemple être plus difficile à détecter rapidement. Et une personne âgée qui se défenestre ou qui tente de se suicider par arme à feu sera moins facile à ranimer ou à soigner qu’une personne plus jeune.»À lire aussi: La santé mentale au Canada serait «trois fois plus précaire» qu'avant la pandémieC’est pourquoi la première ligne est si importante en termes de prévention et de sensibilisation, affirment d’une même voix les deux spécialistes. «Les personnes âgées ne vont pas nous contacter d’elles-mêmes, car souvent elles ne maîtrisent pas la technologie, observe le président de l’AQPS. Mais les préposés aux bénéficiaires, les bénévoles des organismes communautaires, les pharmaciens, peuvent établir une connexion avec elles, en créant une ouverture et une écoute.» D’après Marie-Alice Champeval, les professionnels de première ligne sont les premiers à pouvoir faire leur part. «Autant les médecins de famille que les intervenants en CHSLD ou à domicile. Ils peuvent effectuer un dépistage via un questionnaire systématique par exemple, et s'ils en ont la volonté et ont suivi une formation, ils pourraient détecter un risque suicidaire. Le suicide intervient quand on ne voit plus d’autres choix.»L’alliance thérapeutique est selon elle le plus important, pour créer un lien avec la personne âgée et lui poser les bonnes questions. «Le mieux, c’est de ne pas changer d’interlocuteur toutes les deux semaines.» Parler avec l’entourage et les aidants pourrait aussi permettre de recueillir des informations que la personne âgée n’a pas partagées de prime abord. Mais la solution globale passe selon eux par une plus grande considération et inclusion des aînés dans la société. «On sait que l’estime de soi, l’activité, une bonne alimentation, les croyances, sont des facteurs de protection contre le suicide», explique Marie-Alice Champeval. «Le vieillissement est comme une crise d’adolescence, et, une fois à la retraite, on veut continuer de se sentir valorisé et utile.»Les échanges intergénérationnels sont une solution presque idéale pour y parvenir selon elle. Une vision que partage le président de l’AQPS: que ce soit en classe ou directement dans les institutions pour personnes âgées, «les programmes de mentorat et les échanges entre jeunes et aînés permettent de développer une empathie et une résilience de part et d’autre.» Ils permettent en outre de déconstruire les préjugés, les stéréotypes et les discriminations vécues par les aînés, et du même coup, l’âgisme. «Ça passe aussi par une meilleure représentation dans les médias et par le fait de les inclure dans les décisions publiques», plaide-t-il. Enfin, un accès équitable aux soins est indispensable pour permettre aux aînés de vieillir en santé, et en confiance. Ressources: Gosselin M, Lévesque P, Dahhou M, Simard M. Portrait des comportements suicidaires chez les personnes aînées au Québec. Rapport de surveillance. Institut national de santé publique du Québec. 29 mai 2025. Disponible en ligne: https://www.inspq.qc.ca/publications/3657 (consulté le 10 juin 2025)«Intervenir auprès de la personne suicidaire à l’aide de bonnes pratiques»«Repérer la personne vulnérable au suicide et appliquer les mesures de protection requises»

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