Le diagnostic de TDAH chez l’enfant - Attention à la tendance sociétale à tout médicaliser

«Ce n’est pas comme si j’avais vraiment le choix. En tant que société, nous avons décidé qu’il coûtait trop cher de modifier l’environnement de l’enfant. Donc, nous devons modifier ce dernier », déclare le Dr Anderson, pédiatre dans un quartier défavorisé de la banlieue d’Atlanta.L’article d’Alan Schwarz, paru dans le New York Times* d’où est tirée cette citation, a de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. À sa lecture, il semble clair que chez nos voisins du Sud, on prescrit des médicaments normalement destinés à aider les enfants atteints du trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) pour améliorer les performances scolaires d’enfants en parfaite santé.Une chance que cela n’arrive pas chez nous... sauf que cela se passe aussi chez nous ! Dans certaines écoles privées, il semblerait que la réinscription d’un élève puisse être conditionnelle à la prise de médicaments.Choquée par cette lecture, la rédaction de L’actualité médicale a demandé à Joël Monzée, docteur en neurosciences et psychothérapeute, si nous en sommes vraiment arrivés à de telles extrémités au Québec. Oui, confirme-t-il. Si cette dérive est bien « malheureuse », elle n’en est pas moins une réalité.Selon M. Monzée, de plus en plus d’enfants québécois sont actuellement médicamentés pour améliorer leur performance scolaire. Les écoles privées, notamment, craignent, si la réussite scolaire de certains de leurs élèves n’est pas stimulée, de ne plus être capables de maintenir leur cote au palmarès des écoles ou que la valeur du facteur de correction de la cote Z ne soit diminuée.« On compte 10 % de TDAH, et 10 % de nos élèves sont sous Ritalin. On est dans les normes », se serait justifié un directeur d’école, recommandant à des parents de médicamenter leur fils à la suite de moins bons résultats dans un cours, pour l’aider à maintenir le niveau requis.Comble de l’ironie, dans ce cas précis, la baisse des résultats du jeune était un problème d’enseignement. Il a été prouvé que le professeur, prenant trop de temps pour raconter des anecdotes personnelles, interrogeait ses élèves sur des notions qu’ils n’avaient pas vues en classe.Évidemment, un cas ne fait pas une tendance, mais plusieurs autres personnes ont confirmé des faits similaires à M. Monzée. « Ce sont des situations que je constate dans ma pratique clinique ou qui me sont rapportées par courriel ou téléphone par des parents en détresse d’un peu partout au Québec », ajoute-t-il.Et cela toucherait aussi l’école publique. On a, en effet, déjà fait appel à M. Monzée pour aider un jeune qui était menacé d’être écarté d’un programme enrichi s’il ne prenait pas de médicaments. « Quelques séances de psychothérapie pour mieux gérer l’anxiété de performance ont permis de rétablir la situation. Dans de tels cas, si les parents ne paient pas des services au privé, la seule option de notre système de santé est la médication », précise-t-il.L’augmentation du nombre d’ordonnances ne prêche évidemment pas en faveur d’une utilisation parcimonieuse de ce type de médicaments.Ces dernières années, plusieurs études se sont penchées sur les professionnels et les étudiants qui ont recours à ces médicaments, car ils permettent une concentration intense. Mais il semblerait que ce phénomène se manifeste de plus en plus tôt dans la vie des enfants. Va-t-il falloir faire passer des tests antidopage aux élèves qui veulent rentrer dans les écoles privées ou dans les professions à quotas ? L'actualité médicale a voulu prolonger le débat en faisant le point avec deux spécialistes, issus de milieux différents : le Dr Ridha Joober et Joël Monzée, Ph. D.Aux États-Unis, mais aussi au Québec, la prescription de Ritalin ou de ses dérivés ne semble plus concerner seulement les enfants atteints du trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Des élèves en prendraient aussi pour des raisons non médicales, notamment pour obtenir de meilleurs résultats scolaires. Entrevue avec le Dr Ridha Joober*.Le Dr Anderson dit que notre société, estimant que modifier l’environnement de l’enfant coûtait trop cher, a convenu qu’il valait mieux modifier l’enfant lui-même. Pour sa part, la Dre ANNICK Vincent, spécialiste du TDAH, a déjà parlé de justice sociale pour expliquer l’augmentation des ordonnances de molécules destinées à atténuer les symptômes du trouble de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Êtes-vous d’accord ? Oui et non. Certains enfants présentent une forme simple de TDAH et répondent très bien au traitement médicamenteux, sans avoir besoin d’autres interventions. D’autres, qui en plus du TDAH ont divers troubles psychiatriques, nécessitent des interventions plus comportementales et psychologiques, pour lesquelles le traitement médicamenteux seul ne suffit pas. Mais il est vrai que les ressources nécessaires pour aider ce genre d’enfants ne sont pas toujours disponibles.Êtes-vous surtout confrontés à ces cas plus difficiles ?À l’Institut Douglas, nous parvenons tout de même à avoir une clientèle variée, avec des cas plus ou moins compliqués et d’autres qui le sont moins. Pour faire de la recherche sur le TDAH, c’est important, autrement, nos études seraient très biaisées, car elles ne s’orienteraient que vers les cas les plus sérieux. Dans notre programme, on a une école qui prend soin des enfants ayant le plus de difficultés, mais on en voit aussi d’autres.Si les médicaments font une différence entre la réussite et l'Échec scolaires, on peut se demander pourquoi priver l’enfant d’une telle aide ?Sur le plan médical, il est important de rester dans la notion de « traitement de troubles psychiatriques ». On prescrit des médicaments quand on constate que les enfants présentent un certain nombre de symptômes. Il faut aussi se demander s’il y a un problème de santé mentale, c’est-à-dire un dysfonctionnement, auquel cas les enfants éprouvant ces symptômes sont désavantagés par rapport à ceux qui ne les ont pas. Cet aspect « dysfonctionnement » est fondamental.Mais il n’est pas toujours évident de savoir ce qui est de l’ordre du dysfonctionnement ou du comportement dérangeant...Les syndromes psychiatriques sont définis par des comportements observés. Il existe des critères établis et appliqués du mieux possible. Si vous demandez à 100 médecins d’examiner le même patient avec TDAH, 80 diront peut-être qu’il souffre de ce trouble et 20, non. De par la définition même du syndrome, c’est normal. La corrélation interjuge dans ce contexte ne peut jamais être de 100 %. Il y a toujours interprétation dans la définition des symptômes. C’est accepté scientifiquement pour tous les syndromes psychiatriques, mais une fiabilité de l’ordre de 70 % à 75 % est très bonne. Si on améliore les performances, on est plutôt dans le domaine du dopage. Où est la ligne de démarcation ?Selon moi, c’est une question qui doit être débattue sur la place publique. En tant que médecins, nous sommes liés par un code d’éthique et un code médical. Nous devons traiter les enfants avec troubles psychiatriques selon des critères bien spécifiques, définis par la communauté des psychiatres et des scientifiques. Mais la question de l’utilisation de psychostimulants comme amplificateurs cognitifs n’est pas pour autant une dérive. Selon certains, c’en est une, mais tout dépend de ce que la société accepte. C’est une question sociale, et non médicale. Les médecins peuvent donc être partagés à ce sujet. La notion de « troubles » est en partie médicale et épidémiologique, en partie sociétale.Il y a tout de même des risques d’effets secondaires ?Il y a toujours des risques d’effets secondaires. Prenez la chirurgie esthétique. Certaines personnes sont prêtes à les accepter pour avoir un certain nombre de bénéfices esthétiques et psychologiques. Évidemment, je ne parle pas ici d’amplificateurs cognitifs destinés à des enfants ou à des adolescents. Si certains médecins les utilisent de cette façon, je suis absolument contre. Mais il doit y avoir un débat social pour les personnes adultes et responsables. Si elles sont au courant des bénéfices potentiels et des risques encourus, c’est une question différente.Qu’ils souffrent ou non de TDAH, les enfants d’aujourd’hui sont-ils en plus grande souffrance que ceux qui les ont précédés ?On touche encore une fois ici aux valeurs sociétales. Il faut se demander quelles sont les attentes de la société et des parents vis-à-vis des enfants; aussi quelle est la place de l’éducation et de la performance dans notre société. Ce n’est donc pas que les enfants soient plus souffrants dans l’absolu. Mais, bien évidemment, si vos parents sont hyper exigeants en matière de rendement scolaire, si l’école et la société se montrent elles aussi très exigeantes, vous serez plus souffrant. La souffrance n’est pas définie de façon absolue, elle l’est toujours dans un contexte social, en fonction de ce que l’on attend de nous et de ce que l’on peut fournir. Si les normes de la société changent, la souffrance elle-même changera.Selon Joël Monzée, auteur de Médicaments et performance humaine : thérapie ou dopage ?, on utiliserait la pharmacologie pour faire taire les « symptômes » d’anxiété et d’angoisse chez les enfants dans nos écoles. Qu’en pensez-vous ?L’usage de psychotropes de façon générale, psychostimulants ou antidépresseurs, a beaucoup augmenté ces dernières années, ce qui traduit la tendance à tout médicaliser. Cela ne concerne pas que le TDAH, c’est une tendance générale. Pour le TDAH précisément, un rattrapage a été fait. Ce trouble a été très souvent sous-traité et négligé, mais grâce à une meilleure reconnaissance, on est en train de rattraper un peu le sous-traitement que l’on faisait auparavant. Effectivement, on sait, par le nombre d’ordonnances, que davantage de psychotropes et de psychostimulants sont prescrits, mais on ne sait pas combien de personnes ne sont pas traitées. Il y a donc aussi, probablement, sous-médicalisation. On estime que 5 % des enfants d’âge scolaire souffrent de TDAH, mais la proportion des enfants traités ne s'élève pas à 5 %.Peut-on dire que les enfants qui ont vraiment besoin d'un traitement sont pris en charge ?C’est une autre question. Une vaste étude rétrospective épidémiologique vient de sortir dans le New England Journal of Medicine1. Cette étude suédoise, qui a porté sur 25 000 personnes, a montré que celles diagnostiquées TDAH et traitées commettent beaucoup moins d’infractions que celles qui ne le sont pas. Par conséquent, l’important est de bien cerner les patients qui ont besoin d’une médication. Mais, globalement, selon ce que je vois, les parents sont plutôt réticents à donner des psychotropes à leurs enfants. Je n’ai pas l’expérience de parents très demandeurs. Plusieurs sont frustrés parce qu’ils sont allés voir un généraliste qui a rapidement posé un diagnostic et remis une ordonnance. Ils sont insatisfaits de ce genre d’approche rapide. Ils veulent connaître les tenants et aboutissants, savoir qu’on a posé le bon diagnostic et que le traitement est justifié.Et d’après ce que vous voyez, c’est le plus souvent le cas ?En ce qui me concerne, pour poser un diagnostic de TDAH, je mets en général une heure, mais mon équipe a déjà beaucoup avancé le travail en recueillant l’information nécessaire auprès des parents, des professeurs et des autres intervenants, s’il y a lieu. Quand l’enfant arrive dans mon bureau, je dispose donc déjà de beaucoup d’informations. Un généraliste, lui, n’a pas cette information ni cette évaluation détaillée.Comment éviter les polémiques sur l’augmentation des ordonnances quand des études2-4 semblent mettre en cause plusieurs sources de surdiagnostic ?Il y a tellement de choses qui se disent sur Internet ! On ouvre et on trouve tout et son contraire. Pour avoir des informations fiables, il faut aller voir la littérature médicale revue par des pairs, et savoir la lire. Il faut donc rechercher l’information auprès des travailleurs de la santé et de la santé mentale.Et qu’en est-il de l’efficacité à long terme de la pharmacologie chez les enfants TDAH5 ?L’efficacité à long terme n’a pas encore été très bien étudiée. Dans la majorité des études, on a fait une évaluation sur trois ans maximum. On sait que, lorsque les patients sont traités, il y a une amélioration très significative sur tous les plans. En revanche, si les patients sont laissés à eux-mêmes par la suite, les gains acquis pendant les traitements ont tendance à diminuer.Il convient maintenant d’étudier ces enfants dans le cadre d’une intervention continue à la fois pharmacologique et non pharmacologique (éducative, motivationnelle, comportementale, etc.). Nous devons comparer des interventions enrichies et soutenues sur une longue période, et des interventions habituelles, offertes dans les services de santé et à l’Hôpital pour enfants de Montréal. Et c’est ce que nous sommes en train de faire en ce moment à l’Institut Douglas.La Dre Annick Vincent indique dans son blogue « Informations sur le trouble du déficit de l’attention » que deux de ses enfants sont médicamentés pour un TDAH. n’y a t-il pas là un risque de biais sur la question ?Les biais sont inhérents à toute démarche scientifique, voire à la plus rigoureuse qui soit. L’idée n’est pas tant de ne pas avoir de biais que de les réduire au maximum. En tant que scientifiques, nous devons être extrêmement vigilants. S’il y a des biais, il faut les reconnaître, les déclarer et les réduire, mais croire qu’il peut ne pas y en avoir est faux. Et ce n’est pas seulement en psychiatrie, mais dans tous les domaines de la médecine.Alors, comment se protège-t-on ?Il faut rester vigilant, attentif et critique. On doit se préparer et essayer de les réduire le plus possible. Les médias ont ici un rôle à jouer, comme les chercheurs et les scientifiques. Dans la vie, chacun a tendance à voir les choses sous un angle ou un autre. Ce n’est pas par vice ou méchanceté, mais l’esprit humain fonctionne ainsi.Quant à la Dre Vincent, elle a probablement pris sa décision en se basant sur son expérience. Elle connaît les bienfaits et les effets secondaires, et a décidé d’aller dans ce sens pour ses enfants. C’est une bonne chose qu’elle l’affiche, car cela montre que c’est une situation commune à toute la population. Et quand ce syndrome est présent, il faut aider les enfants.Une étude récente de L’Université de Montréal6 a montré l’augmentation de l’utilisation « non approuvée » des médicaments pour traiter le TDAH chez les enfants d’âge préscolaire. Remarquez-vous cela dans votre pratique et vos études ?L’un des problèmes de la pédopsychiatrie est que les effets cliniques des médicaments sont connus chez les enfants bien après ceux chez les adultes. En effet, on essaie les psychotropes chez les adultes, mais très rarement chez les enfants. Et quand c’est le cas, c’est le plus souvent sur de très petits nombres.Les pédopsychiatres n’ont donc pas la même quantité d’informations que les psychiatres pour adultes. Ils ont alors tendance à se dire que ce qui fonctionne chez les adultes fonctionne aussi chez les enfants. C’est vrai ou non. Un enfant n’est pas un adulte et son cerveau n’est pas équivalent à celui d’un adulte. Là aussi, il faut être extrêmement vigilant.Pourquoi ?Parce que cela peut avoir des conséquences. Aussi, parce qu’on ignore quels seront les effets. Mais, dans certains cas, on fait face à une souffrance majeure de l’enfant; on décide alors d’essayer un médicament qui a fonctionné chez des adultes. Si le médecin et les parents jugent qu’il donne de bons résultats et que l’état de l’enfant s’améliore, il serait totalement non éthique de ne pas l’utiliser. On est donc pris entre deux feux. D’une part, on veut s’appuyer sur la preuve scientifique, d’autre part, il y a la pratique clinique. Dans bien des cas, la preuve est absente, mais la pratique révèle que la réponse à tel ou tel médicament est très bonne. Et on ne peut pas laisser souffrir des enfants pour rien.Quelque chose à ajouter ?Le plus important, selon moi, est de prendre le temps de poser un diagnostic. Une fois cela fait, il s’agit de traiter les symptômes et d’aider. Pour le diagnostic, il ne faut pas se contenter de prendre les symptômes en considération. Surtout chez les enfants, car ils sont très connectés à leur environnement. Les interactions dans la famille, à l’école, etc. sont donc très importantes pour évaluer leur bien-être et leur souffrance. Le contexte doit être pris en compte pour juger de la situation et traiter les enfants.1. Medication for Attention Deficit–Hyperactivity Disorder and Criminality – Paul Lichtenstein – New England Journal of Medicine, november 22, 2012.2. Influence of relative age on diagnosis and treatment of attention-deficit/hyperactivity disorder in children - Richard L. Morrow MA, E. Jane Garland MD, James M. www.cmaj.ca/content/early/2012/03/05/cmaj.1116193. The importance of relative standards in ADHD diagnoses: evidence based on exact birth dates. Elder TE. www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/206387394. Is ADHD diagnosed in accord with diagnostic criteria ? Overdiagnosis and influence of client gender on diagnosis. Bruchmüller, Katrin; Margraf, Jürgen; Schneider, Silvia – Journal of Consulting and Clinical Psychology, vol 80(1), Feb 2012, 128-38.5. Short-term Intensive Treatment Not Likely to Improve Long-term Outcomes for Children with ADHD www.jaacap.com/article/S0890-8567%2809%2961550-1/abstract6. Prevalence of Prescribed Attention-Deficit Hyperactivity Disorder Medications and Diagnosis Among Canadian Preschoolers and School-Age Children: 1994-2007.* Directeur adjoint du Programme d’évaluation, d’intervention et de prévention des psychoses de Montréal (PEPP-Montréal), chercheur à l’Institut Douglas et professeur agrégé au département de psychiatrie de l’Université McGill. Le Dr Joober a reçu le Prix jeune chercheur 2002 des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC).

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