La prise en charge des patients âgés par les médecins de famille est-elle sur le point de disparaître?

Notre groupe est un *collectif de médecins des quatre départements de médecine familiale et de médecine d’urgence (DMFMU) des facultés de médecine du Québec (Montréal, Sherbrooke, Laval et McGill). Mandatés au départ pour revoir l’enseignement aux jeunes médecins de famille, nous avons dû nous pencher sur les conditions de pratique au Québec lorsque nous avons réalisé que ces dernières étaient un obstacle majeur à la prise en charge médicale en première ligne de patients âgés vulnérables. Vignettes cliniques de patients âgés vulnérables suivis par des médecins de famille Mme A., 92 ans, souffrant d’insuffisances cardiaque et rénale chroniques, est amenée par son fils au cabinet de son médecin de famille en raison d’une fatigue, d’un œdème aux jambes ainsi que de troubles récents de mémoire. Son pilulier comprend plus de 12 médicaments différents dont certains semblent ne pas avoir été pris ces dernières semaines.Le fils de Mme B., 93 ans, appelle le médecin de famille de celle-ci pour l’aviser que sa mère désire mourir à domicile et qu’il est prêt à s’en occuper: atteinte d’un cancer inopérable du pancréas, la douleur est devenue intense. La patiente ne se lève plus et n’avale presque plus.L’infirmière d’un CHSLD avise le médecin de famille que Mme C., 89 ans, en fin de vie de démence Alzheimer, présente des symptômes de probable pneumonie que la famille tient à ne pas faire traiter puisque l’on avait déjà opté pour des soins de confort chez cette patiente grabataire et confuse. L’infirmière attend les prescriptions qui permettraient à la patiente de demeurer dans son CHSLD.Nous voulons partager ici notre inquiétude quant à la disparition progressive au Québec de la médecine familiale consacrée au suivi de patients âgés vulnérables (encadré 1). Les jeunes médecins que nous formons actuellement choisissent en majorité une pratique hospitalière et des consultations médicales ponctuelles sans prise en charge. Nous croyons que ces choix reflètent en partie l’insuffisance de la rémunération pour la prise en charge médicale en première ligne ainsi que l’insuffisance du soutien à cette pratique lourde.La proportion des médecins de famille québécois qui effectuent des visites à domicile est sans cesse décroissante depuis 20 ans1. Contrairement au désir des patients, rares sont les médecins qui offrent leurs services aux personnes âgées à domicile ou en centres de soins de longue durée, alors qu’il en coûterait moins cher à l’État si elles y étaient soignées plutôt qu’à l’hôpital2.Nous voulons proposer des solutions concrètes, à notre portée comme société, pour renverser rapidement cette tendance. Ne dit-on pas que l’on juge une société à la façon dont elle s’occupe de ses vieux et de ses malades. La rémunération des médecins de famille du Québec: le cœur du problème Partout au Québec, la pratique en cabinet médical, rémunérée à l’acte, est en déclin: les responsabilités inhérentes à cette pratique rebutent de nombreux médecins et la relève actuelle ne fait pas exception3.En effet, depuis 20 ans, la rémunération à l’acte des médecins de famille tient insuffisamment compte du temps requis pour traiter des patients âgés avec des conditions médicales complexes et multiples. Pourquoi ne pas baser l’essentiel de cette rémunération sur les problèmes de santé et non sur l’examen physique comme on le fait actuellement au Québec?Il est utopique de croire que les médecins québécois, quel que soit leur âge, effectueront en toutes saisons des visites à domicile de cas complexes tout en étant nettement moins rémunérés que s’ils demeuraient dans leur bureau (encadré 2). Alors que nous connaissons les tarifs des visites à domicile des électriciens et des plombiers, nous décourageons la visite médicale à domicile au Québec: est-ce un choix de notre société? Conditions de rémunération pour les visites à domicile au Québec (06-2011)4 Le tarif à l’acte de base pour la visite à domicile est similaire à celui d’une visite du patient au cabinet (entre 45,80 $ et 71,20 $ selon l’âge, voir encadré 1)Seule la visite à domicile d’un patient en perte d’autonomie sévère selon les critères de la RAMQ permettra au médecin qui se déplace de recevoir un montant à peine supérieur, soit 79,80 $ pour la visite (163,35 $ la nuit).À la lecture de ces chiffres, force est de constater que la visite et le suivi à domicile d’un patient âgé vulnérable est l’acte médical le moins rémunéré au Québec compte tenu du temps et de l’effort de déplacement, du temps nécessaire pour évaluer de tels cas, du soutien à apporter aux proches qui gardent leur malade à domicile, des communications téléphoniques et écrites avec les autres professionnels et des appels imprévus pour les détériorations souvent fréquentes de ces cas, comme pour les cas de fin de vie par exemple.Le constat de décès, avec les déplacements et les implications émotives mais aussi légales reliées à la complétion du formulaire de décès, rapporte au médecin un montant minime variable selon qu’il s’agisse d’un constat sans déplacement (32,90 $), avec déplacement (64,35 $) ou avec déplacement de nuit (114,80 $).Le soutien à une pratique médicale efficace en première ligne, une nécessitéLe soutien à la pratique médicale passe par l’engagement d’infirmières en première ligne non seulement dans les CLSC et les GMF (Groupes de médecine familiale) mais dans tous les cabinets. À l’aide d’ordonnances collectives (protocoles de délégation d’actes) permettant de déléguer à celles-ci le suivi de certaines conditions stables, les médecins de famille pourront se concentrer sur les conditions médicales prioritaires et déléguer aux infirmières le suivi de patients stables: la responsabilité partagée des patients est un modèle à encourager si l’on veut donner à tous les Québécois, les vulnérables surtout, un médecin de famille.Le soutien des médecins de famille en charge de patients complexes passe aussi par un support clérical efficace, ce qui n’est souvent pas le cas dans les établissements du réseau, ainsi que par l’accès à un dossier médical électronique simple et rapide d’utilisation.L’exigence du Ministère quant aux activités médicales prioritaires, un frein à l’établissement en cabinet des jeunes médecinsLe Ministère fait l’obligation aux finissants en médecine familiale d’opter pour des activités médicales prioritaires essentiellement en hôpital: cela décourage la prise en charge de patients âgés vulnérables en première ligne. De cette décision gouvernementale découle le fait que 40 % du temps des médecins de famille québécois (70 % pour les jeunes médecins5) est actuellement consacré aux soins hospitaliers contre 20 % dans les autres provinces: nos jeunes médecins de famille sont de plus en plus, en fait, des médecins hospitaliers. Est-ce un choix éclairé de nos décideurs? La formation en médecine familiale Nous croyons qu’il faudra réformer l’enseignement dans nos unités de médecine familiale (UMF) en insistant sur la prise en charge de patients âgés vulnérables hors des hôpitaux (cabinet, domicile, longue durée) avec accès rapide lorsque nécessaire au médecin traitant (ou un collègue de son groupe). Lorsque l’état de santé d’une personne âgée se détériore de façon inattendue, le médecin de famille se doit d’être disponible au moment nécessaire.Les urgences et les cliniques sans rendez-vous ne devraient plus être le premier lieu de consultation des malades âgés malades lorsqu’ils ont un médecin de famille. Les données confirment qu’une prise en charge solide en première ligne permet d’économiser des sommes considérables en réduisant la surconsommation de médicaments et le recours aux urgences et aux hospitalisations6-8.Nous devrions offrir des stages statutaires en centres de longue durée et à domicile à nos étudiants: il est utopique de croire que nos jeunes médecins choisiront cette pratique médicale s’ils n’y sont pas exposés suffisamment pendant leur formation. Optimisons la productivité des médecins de famille en première ligneDans un contexte de pénurie, une réorganisation du travail en cabinet médical s’impose pour y assurer la prise en charge de plus de patients âgés et aux conditions médicales complexes. Le suivi de cas complexes constitue pour les médecins de famille un défi stimulant mais cela ne pourra pas se faire sans une modification majeure des conditions de rémunération, du support clérico-administratif et infirmier, des AMP et de la formation des médecins résidents. Références1. ASSOCIATION QUÉBÉCOISE D’ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX (2011). 6 cibles pour faire face au vieillissement de la population. Montréal, 43 p.2. ASSOCIATION QUÉBÉCOISE D’ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX (2010). Résultats du sondage sur l’état d’actualisation des orientations ministérielles dans l’offre et l’organisation de services des CSSS aux personnes âgées en perte d’autonomie, Montréal, 12 p.3. Karazivan P. (2010). La médecine familiale vue par des jeunes médecins omnipraticiens: rejet de la vocation et de la continuité des soins. Université de Montréal, Mémoire de maîtrise présenté à la faculté des études supérieures et postdoctorales pour l’obtention du grade de M.A. en Sciences de l’Éducation, option Pédagogie universitaire des sciences médicales, Montréal, 111 p.4. Entente RAMQ/FMOQ 2010 (nouvelle entente à venir).5. Statistiques RAMQ 2010 (nouvelle entente à venir).6. Starfield B. Challenges to primary care from co- and multi-moribidity; Prim Health Care Res Dev. 2011 Jan;12(1):1-2.7. Starfield B. Reinventing primary care: lessons from Canada for the United States; Health Aff (Millwood). 2010 May;29(5):1030-6.8. Plochg T, Klazinga NS, Starfield B. Transforming medical professionalism to fit health needs; BMC Med. 2009 Oct 26;7:64. Review. *Signataires issus du Collectif universitaire:Miriam Abdelnour, MD, DMFMU de l’Université McGillLouise Authier, MD, DMFMU de l’Université de MontréalNathalie Champoux, MD, DMFMU de l’Université de MontréalGeneviève Dechêne, MD, DMFMU de l’Université de MontréalCatherine Gagnon, MD, DMFMU de l’Université LavalFrançois-Pierre Gladu, MD, DMFMU de l’Université de MontréalMarie-Josée Hotte, MD, DMFMU de l’Université de SherbrookePaule Lebel, MD, DMFMU de l’Université de MontréalSuzanne Lebel, MD, DMFMU de l’Université de MontréalPatricia Murphy, MD, DMFMU de l’Université de MontréalDiane Roger-Achim, MD, DMFMU de l’Université de MontréalPierre-Michel Roy, MD, DMFMU de l’Université de SherbrookeFrancine Vézina, MD, DMFMU de l’Université Laval Tableau récapitulatif des recommandations pratiques du comité universitaire de soins aux personnes âgées (2011) RECOMMANDATIONSCes recommandations ont pour but de favoriser l’implication en première ligne des médecins de famille auprès des patients âgés vulnérables et d’inciter les futurs médecins de famille à choisir une pratique de continuité de soins, quel que soit le milieu de vie et de consultation de ces patients: à domicile, en cabinet ou clinique externe, en résidences intermédiaires ou en CHSLD. A. Rémunération des soins médicaux aux personnes âgées vulnérables1. Que la rémunération de l’évaluation et du suivi médical de la clientèle âgée vulnérable soit attrayante et proportionnelle à la complexité des cas dans tous les milieux de première ligne de médecine familiale mais en particulier pour:a. la visite à domicile;b. la pratique en soins de longue durée;c. les soins de fin de vie donnés à domicile ou en CHSLD.2. Que cette rémunération soit offerte sous réserve de la prestation de soins continus auprès de la clientèle âgée vulnérable (prise en charge avec disponibilités pour voir rapidement les cas urgents).3. Que le mode de rémunération reconnaisse que la collaboration interprofessionnelle est incontournable dans l’évaluation et le suivi de la clientèle âgée vulnérable.4. Que les activités médicales particulières (AMP) de première ligne en médecine familiale consacrées aux personnes âgées vulnérables soient considérées au même niveau de priorité que les AMP hospitalières.5. Que la garde médicale en disponibilité auprès de la clientèle âgée vulnérable à domicile et en longue durée soit regroupée et disponible dans tous les territoires et que des infirmières formées et expertes en soins aux personnes âgées et en soins de fin de vie en assurent la première ligne. B. Pratiques collaborativesOrdonnances collectives1. Que les ordonnances collectives concernant les personnes âgées vulnérables soient uniformisées pour toute la province et n’aient plus à être rédigées par chaque groupe de médecins (GMF, cliniques-réseaux, CHSLD, CHCD) puis approuvées par les CMDP de chaque établissement (cela n’exclut pas la production d’ordonnances collectives locales).2. Que les ordres professionnels visés par l’application des ordonnances collectives soient responsables de la formation de leurs membres, en collaboration avec les instances médicales intéressées.3. Que le DRMG local s’assure de la disponibilité et de l’application des ordonnances collectives provinciales dans tous les milieux de soins de son territoire. Équipes de soutien à domicile des CLSC4. Que soient établis des modes de communication efficaces réciproques obligatoires (par cellulaire ou téléavertisseur) entre médecins de famille et membres de l’équipe de soutien à domicile des CLSC, en particulier les infirmières.5. Que les plans d’intervention (PII, PSI) des personnes âgées vulnérables suivies en CLSC soient discutés avec les médecins de famille en charge de ces patients (réunions, conférences téléphoniques, échanges par courriel ou télécopieur) et qu’ils leur soient transmis d’office.6. Que toute personne âgée vulnérable en perte d’autonomie se voit attribuer un gestionnaire de cas au programme de soutien à domicile du CLSC et que le médecin de famille soit informé du nom et des coordonnées (téléphone, téléavertisseur, adresse électronique) des gestionnaires de cas qui suivent chacun de ses patients âgés vulnérables.7. Que les médecins de famille puissent rapidement orienter les clientèles âgées vulnérables nécessitant des interventions psychosociales vers des travailleurs sociaux et des psychologues des CLSC formés pour une prise en charge adaptée à la clientèle gériatrique.8. Que les médecins de famille puissent rapidement orienter les clientèles âgées vulnérables nécessitant des interventions en physiothérapie, en ergothérapie et en nutrition clinique vers des professionnels formés pour la prise en charge d’une clientèle gériatrique. Gestion de la médication complexe9. Que les pharmaciens des équipes de soutien à domicile et de la communauté travaillent de concert avec les médecins de famille et les infirmières pour la gestion sécuritaire des régimes médicamenteux complexes et qu’ils touchent une rémunération spécifique pour la révision complète de la médication lorsque celle-ci est nécessaire. C. Soutien logistique et administratif 1. Que tout médecin de famille soit soutenu dans sa pratique par une infirmière formée pour le suivi des clientèles âgées vulnérables pour la coordination et l’obtention des services requis.2. Que chaque CSSS procure aux médecins de famille de son territoire un répertoire informatisé, régulièrement mis à jour, des ressources communautaires et spécialisées dédiées aux personnes âgées vulnérables.3. Qu’un soutien administratif adéquat et suffisant soit offert aux médecins de famille de première ligne, quel que soit leur milieu de pratique (cabinet, mais surtout en UMF, GMF, CRI, CLSC, CHSLD), pour la gestion de l’inscription des clientèles vulnérables, la prise des messages, la prise des rendez-vous, le soutien à la facturation, etc. (1 secrétaire pour au maximum 4 à 5 médecins à plein temps).4. Que les médecins de famille bénéficient d’une accessibilité au plateau technique d’investigation, selon des priorités clairement établies et que des infirmières «réseau» coordonnent l’obtention des services requis pour leurs clientèles âgées vulnérables dans les délais requis par le médecin de famille.5. Que les clientèles âgées vulnérables aient accès, par l’intermédiaire des médecins de famille, en deçà de 24 heures si nécessaire, au plateau technique suivant pour soutenir le suivi à domicile de la clientèle âgée vulnérable ou en fin de vie:a. Prélèvements sanguins et urinaires;b. Inhalothérapie: saturométrie, vérification du matériel (O2, CPAP, succion);c. Matériel divers: pansements et matériel de débridement; aides techniques (marchette, fauteuil roulant, barres d’appui, banc de bain, etc.); lits électriques ; pompes sous-cutanées;d. Transport adapté;e. Visites d’infirmières du soutien à domicile formées en soins palliatifs, 24 heures sur 24, pour les patients en fin de vie qui désirent demeurer à domicile, en lien avec le médecin de famille6. Qu’un dossier médical électronique simple et efficace soit implanté rapidement et de façon prioritaire pour les médecins de famille qui prennent en charge une clientèle âgée vulnérable, dans toutes les régions du Québec.Ce document sera également publié dans l'édition du 7 septembre de L'actualité médicale.

La prise en charge des patients âgés par les médecins de famille est-elle sur le point de disparaître?

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