Jos Denis est mort

Je viens d'apprendre que mon voisin était décédé. Nicolas*(nom fictif) était «mon» émondeur. Il était jeune. Peut-être pas 40 ans. Il était assez particulier aussi. Tout éparpillé. Un déficit d'attention sans doute. Je l'ai connu il y a deux ou trois ans, après qu'une tempête se soit abattue sur le Sud-Ouest. L'un de mes arbres avait été touché et avait accroché l'entrée électrique de mon voisin. J'étais en vacances. Ma voisine paniquait. Nicolas était venu avec son camion-nacelle et avait coupé l'arbre. Puis, l'hiver passé, je lui avais demandé d’abattre les neuf autres grands frênes de mon terrain, tous ravagés par l'agrile. Des arbres majestueux. Quelle tristesse. Nous devions procéder par étape. Or, un beau matin, au printemps, il m'arrive à l'improviste m'annonçant qu'il commençait. Il fallait que je dégage le terrain, tout le terrain (!), pour lui permettre de travailler. J’ai trouvé cela un peu bizarre, mais bon, vous savez comment il est difficile de trouver de bons travailleurs.C'est à ce moment qu'il m'a annoncé qu'il avait un cancer du cerveau et qu'il devait être opéré. À preuve, il me montre une photo de son scan cérébral sur son cellulaire. Il y avait là une mailloche grosse comme une balle de golf en temporal. Il allait être opéré incessamment. Selon lui, ce n'était qu'une formalité. Il allait revenir au travail cet hiver, et finir le job. C’était certain.Un autre de parti…Comment gérez-vous les nombreux morts qui jonchent vos vies?Pour ma part, plutôt mal. Je suis tanné de voir l'un ou l'autre disparaître. Tantôt un parent ou un proche, tantôt un ami ou une connaissance, tantôt un mononcle ou une matante, tantôt un collègue. Je n’ai plus assez de doigts pour compter tous les morts. Je n’ai pas assez de pages dans mon calepin pour répertorier tous ceux qui sont partis. Et puis, je suis tanné de les voir ressurgir dans ma mémoire, comme ça, tout bonnement, à tout moment, n’importe quand, n’importe comment, dans n’importe quelle circonstance, sans raison. Tiens, en voilà un justement qui vient me rendre visite. Va-t’en… tu n’existes plus.Pourquoi cela? Pourquoi n’efface-t-on pas le disque dur de nos mémoires lorsqu’une personne s’en va? Il me semble que ce serait plus facile. On pourrait poursuivre son chemin allègrement, sans traîner ce passé et ces souvenirs.Surtout que de nos jours, la mort, la vraie mort, n’existe plus.Quand avez-vous vu un mort pour la dernière fois? Vous savez, un être inanimé, couché sur le dos, la bouche ouverte, les yeux vitreux, les pupilles en mydriase, le teint jaunâtre, sans respiration, froid, glacial même. Ou bien pendu au bout d’une corde. Ou n’importe comment. Si, la plupart des médecins ne voient pas beaucoup la mort, imaginez le commun des mortels! Faut dire qu’on fait tout pour occulter cette réalité. Il n’y a plus de salon funéraire au village ni dans le quartier. Ce sont maintenant de méga-entreprises où les disparus et les proches sont assignés à des salles respectives. Allez, chacun dans son cubicule. Il n'y a plus d'exposition du corps non plus et pas davantage de cérémonie religieuse. Il y a juste une urne remplie d’une poignée de poussière – êtes-vous certain que cette poussière-là est bien celle de votre être cher? Il y a juste un maître de cérémonie qui débite un texte mélodramatique, inspiré du souvenir des proches. Officiant, souvent mauvais acteur, qui ne connaît rien du trépassé sinon ce qu’on lui a dit de dire. Comme s’il passait une audition au Conservatoire. Une émotion feinte. Une tristesse inventée. Médiocre.En réalité, les morts n’existent plus. Aujourd’hui, il n’y a que des disparus. Un jour on apprend que l’un ou l’autre n’est plus là. Ah! Bon… So what? Au suivant. Dans mon village, là où je suis né et ai grandi, les morts marquaient la communauté. Quand l’un partait, il y avait l’exposition du corps et la messe. Le village suspendait ses activités. Le stationnement était rempli. Même qu’une fois, les autos étaient stationnées en bordure du chemin jusqu’à la voie ferrée.Ces morts affectaient beaucoup mon père. Il se faisait un devoir d'aller au salon pour offrir ses condoléances. Même pour de lointains voisins ou des cousins dispersés.Il m'arrivait souvent avec cette phrase: «Jos Denis est mort, tu sais lui qui restait au rang du cinq… Le savais-tu?»Ce à quoi je répondais:«Ah! Bon… encore lui!!!»J'étais jeune et innocent.Pendant plusieurs années, j’ai travaillé aux soins palliatifs. Il y avait, trois ou quatre fois par année, une cérémonie commémorative organisée pour les proches des personnes décédées sous nos soins. J’assistais à cette rencontre. Je n’étais pas très à l’aise. Mais je savais que c’était important pour ceux qui y étaient.Non, je ne sais pas comment gérer les nombreux morts qui ponctuent ma vie.Ils laissent un vide, un immense vide, qui va en grandissant et que je n'arrive pas à combler.Ouais… Je sais… Jos Denis est mort!

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Roger Ladouceur

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