Joanne Liu: «Je voulais changer le monde, et le monde m’a changée»

À cœur ouvert | Profession Santé, mars-avril 2024Par Anaïs BouitchaAncienne présidente internationale de Médecins sans frontières et référence en matière de gestion des épidémies, la pédiatre urgentiste Joanne Liu n’a qu’une mission : se battre contre la souffrance humaine.Agir pour les populations, contre la souffrance et l’injustice sont les moteurs de la Dre Joanne Liu, peu importe le terrain.«Je préfère de loin mourir debout, au front, que confortable à ne rien faire», lance-t-elle. Cet engagement à toute épreuve s’est matérialisé très tôt chez la médecin. À dix ans, elle découvre les atrocités commises au nom du régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Horrifiée, elle apprend aussi que son fruit préféré, la pomme Granny Smith, en provient. Elle arrêtera pour toujours d’en manger. «Il n’y a aucun geste vain.»Outre cette indignation qui ne la quittera plus, elle découvre Nelson Mandela. «Il nous a montré qu’un combat non violent pouvait vaincre des années d’injustice. Quand tu es un jeune adulte et que tu vois ça, tu te dis que tout est possible.»Pour cette fille d’immigrants chinois venus s’installer à Québec, l’ancien président sud-africain représente un double symbole : «Je n’ai jamais eu de modèles racisés. S’il n’était pas Asiatique, il était au moins un homme de couleur. Je me suis toujours dit que ce n’était pas parce que j’étais moi-même racisée que je n’arriverais pas à faire quelque chose.» Bien lui en prit.À 13 ans, en plein questionnement existentiel, Joanne Liu lit Et la paix, docteur ?, du médecin de guerre Jean-Pierre Willem, bénévole pour Médecins sans frontières (MSF). C’est une révélation : alors que tous ses camarades se tournent vers l’art, elle ira soigner ceux qui en ont besoin.Plus de 20 missions pour MSFLa Dre Joanne Liu fera preuve d’une humilité et d’un optimisme à toute épreuve, malgré toutes les horreurs dont elle sera témoin au cours de ses missions bénévoles, débutées à l’âge de 19 ans, en Afrique de l’Ouest. «J’ai fait médecine pour faire Médecins sans frontières», déclare-t-elle. Après une spécialité en pédiatrie au CHU Sainte-Justine, puis en soins d’urgence pédiatriques à l’Hôpital Bellevue de New York, Joanne Liu commence à travailler pour MSF depuis Paris et Montréal, où elle alterne ses missions avec un emploi à Sainte-Justine.Mauritanie, Indonésie, Haïti, Congo, Afghanistan. Tsunami, tremblement de terre, guerre civile, Ebola, choléra. Au total, plus de 20 missions depuis 1996. «Je ne choisis pas vraiment mes missions, même si je vais en général dans les pires endroits.»Parmi ses faits d’armes, la mise en place d’un réseau de télémédecine entre des régions éloignées et des médecins spécialistes de partout dans le monde, ou encore l’élaboration du premier programme de soins pour les survivants de violences sexuelles pendant la guerre civile en République du Congo, une initiative désormais courante en zone de conflits. L’une des rares fois où elle reconnaît avoir eu l’impression de « contribuer à quelque chose».«Tout seul, on n’est vraiment rien»Joanne Liu a toujours joué collectif. «Un médecin tout seul n’est pas très utile. On a besoin des infirmières, des logisticiens, des administrateurs… Tout seul, on n’est vraiment rien. Nous arrivons à agir parce qu’on est un collectif, avec un objectif commun», déclare-t-elle. Et lorsque le travail de terrain ne suffit plus, l’indignée de la première heure monte au créneau.En 2014, MSF alerte l’Assemblée générale des Nations Unies sur la catastrophique épidémie de la fièvre hémorragique Ebola qui s’annonce, et dont personne ne semble prendre la mesure. «Nous faisions face à une épidémie différente, impossible à définir, tant les chaînes de transmission étaient nombreuses et éloignées.» Mais l’année 2014 est aussi celle de l’annexion de la Crimée par la Russie, de l’embrasement de la Syrie et de Gaza. «Voir quelques personnes mourir d’une épidémie obscure en Afrique de l’Ouest n’était pas la priorité», déplore la pédiatre, dont la prise de parole en tant que présidente créera un électrochoc parmi les dirigeants mondiaux.Rebelote l’année suivante, à la suite du bombardement de l’hôpital de MSF à Kunduz, en Afghanistan, par les forces américaines. Joanne Liu appelle le Conseil de sécurité de l’ONU, dans un discours poignant et sans détours, à protéger les patients et les hôpitaux dans les zones de conflits – un triste écho à la situation actuelle dans la bande de Gaza. Sa fermeté face au président américain d’alors, Barack Obama, restera dans les annales.La pandémie de COVID-19, «une grande leçon d’humilité»Alors qu’elle s’éloigne de la scène internationale après la fin de sa présidence en 2019, une nouvelle épidémie l’oblige à y revenir: la COVID-19. Prophétique, elle perçoit les erreurs tactiques du Canada face au virus et publie une tribune dans The Globe and Mail en 2020. Mais, telle la figure mythologique de Cassandre, elle ne sera jamais écoutée. «Les épidémies sont de véritables leçons d’humilité. Or, nous n’étions pas capables de nous imaginer l’horreur qui s’en venait vers nous.»Joanne Liu propose son aide au gouvernement québécois, en vain. La médecin se focalise alors, comme à son habitude, sur le travail de terrain, au CHU Sainte-Justine et dans les CHSLD. «Je n’ai pas de mots pour décrire ce que j’y ai vu, c’était extrêmement troublant. Il faudrait que tous les étudiants en médecine aillent y faire un stage pendant leur formation, pour ne plus laisser les gens qu’on aime mourir seuls.»Elle continue de se battre aujourd’hui par devoir de mémoire au sein du panel indépendant d’experts de l’ONU, qui travaille à un nouveau rapport sur la gestion de la COVID-19 et la réévaluation des indicateurs de préparation aux pandémies. «Il faut faire un état des lieux, sans blâmer quiconque, mais pour en extraire les bonnes pratiques. Les gens ont un tel traumatisme qu’ils se disent “si on n’en parle pas, ça ne reviendra pas”. Mais il faut le faire, une fois qu’il n’y a plus d’émotion.»«Le cynisme est une posture d’enfant gâté»Plus d’émotion, est-ce seulement possible ? Pas sûr, à écouter Joanne Liu lorsqu’on lui demande si elle cessera un jour de s’indigner. «Les gens me demandent pourquoi je ne suis pas cynique. Pour moi, c’est une posture d’enfant gâté. Ce serait indécent. Les gens au cœur de ces crises n’en ont pas le temps, ils sont en survie et se battent à chaque seconde», lance-t-elle, citant le philosophe Antonio Gramsci : «Il faut allier le pessimisme de notre intelligence avec l’optimisme de notre volonté.»Il émane d’elle une sérénité et une volonté qui forcent le respect. «Quand j’étais jeune, je voulais changer le monde. Mais je me rends compte que c’est le monde qui m’a changée. Mon parcours m’a apporté beaucoup d’humilité, car il n’y a rien de simple.»Dotée d'une tête bien faite et d'un grand cœur, elle est devenue à son tour un modèle pour de nombreuses jeunes filles racisées – une responsabilité qu’elle a finalement accepté d’endosser, en suivant les conseils de l’ancienne haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et ancienne juge de la Cour suprême du Canada, Louise Arbour, «une femme que j’admire au plus haut point», affirme Joanne Liu, les yeux brillants. «J’ai eu la chance de réaliser mon rêve d’adolescente et d’être médecin, de venir en aide aux gens. Tous les jours, je me dis : merci la vie.» Après tout, «un gagnant est juste un rêveur qui n’a jamais cédé», disait Mandela.S’il est une trace que Joanne Liu aimerait laisser, ce serait celle-là : «Que les gens ne soient pas indifférents à la souffrance humaine.» Et s’en indignent. Pas besoin d’être dans un pays en guerre pour appliquer ce mantra. «Aujourd’hui, près de 900 000 Québécois vont dans des banques alimentaires chaque mois. Je trouve troublant de se dire qu’en 2024, le Québec a faim. Il faut s’en conscientiser pour agir. On a tous quelque chose à faire à notre échelle. Je suis profondément convaincue qu’élever des enfants avec une conscience sociale fait autant de bien que toute ma vie passée à MSF.»

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