Entre fiction et histoires vécues: Hamlet et... le Salon de l’auto

La vie, lorsque rien de grave ne se produit, induit en nous cette tendance à rester à la surface des choses dans un bien-être relatif : l’homme ordinaire n’est pas bousculé par de lourdes questions de vie ou de mort. Il lit les journaux, tond sa pelouse, fait le ménage, met à jour sa page Facebook, voit le dernier film à la mode, navigue à l’estime dans les réseaux mesquins des alliances et des médisances de sa vie professionnelle, prépare ses prochaines vacances, cultive son jardin, invite sa femme ou ses amis au cinéma. Bref, il vit, tout simplement, s’inquiétant à l’occasion du sort du monde et du sens de la vie, mais éparpillé comme il l’est entre mille possibles qui attirent son attention à droite et à gauche, ses grandes interrogations s’estompent vite.Jusqu’au moment où tu es tombée malade, ainsi en était-il de moi. La vie menait son petit train-train, fait de l’alternance habituelle entre labeur et repos, des petits bonheurs et vexations du quotidien. Au fur et à mesure que tu dépérissais, il a fallu choisir entre s’occuper de toi et s’attarder aux attraits scintillants du monde à ma porte. À vrai dire, cela s’est fait sans réfléchir, parce qu’il faut faire ce qui doit être fait. Cela s’est passé un peu comme au théâtre, quand la scène pleine de lumière et du brouhaha de plusieurs comédiens se vide peu à peu et qu’un ou deux acteurs demeurent en scène pour réciter un passage essentiel de la pièce. Un silence se fait, la lumière se rétrécit à un cercle étroit, ne gardant dans son œil ébloui que les comédiens; tout le reste est plongé dans la pénombre. Les spectateurs retiennent alors leur souffle, leur envie de tousser, oublient la démangeaison idiote qui les agaçait pour porter toute leur attention sur les paroles prégnantes de sens et d’émotion qui vont être prononcées. Là, dans ce pinceau de lumière, la vie émerge du tintamarre habituel, les miroitements du toc de la vie moderne s’éteignent alors qu’un seul diamant brille : celui de la conscience d’être livrée à des interrogations fondamentales sur la difficulté de vivre, d’aimer et d’espérer.Quand tu es tombée malade, ainsi en a-t-il été de ma scène intérieure : tout le superflu s’est estompé, le monde s’est rétréci à un minuscule périmètre dans lequel tu te débattais contre la souffrance et ses griffes acérées, et où je tentais tout à la fois de te porter secours et de survivre. J’espérais que l’amour imparfait que je te portais nourrisse en toi la force et l’espoir, je redécouvrais que tu m’étais précieuse. Les ambitions professionnelles, les résultats du dernier match de hockey, le prix des fraises fraîches, les débats électoraux, les escarmouches au Moyen-Orient et les projets de vacances des beaux-frères, tout était tombé dans la pénombre. Il n’y avait plus que toi et moi. Quelques autres autour de nous pénétraient de temps en temps dans le cercle de lumière, porteurs de nouvelles du monde qui bruissait au-delà de nous, pour ensuite replonger dans le noir. De ce nombre, il y avait, bien sûr, les médecins, affublés pour la circonstance du masque tragique du Destin, et chacune de leurs paroles nous résonnait dans l’âme, alors que, déjà, ils s’effaçaient dans l’obscurité.Quand tu es tombée malade, à la différence du théâtre, il n’y avait pas tous ces spectateurs pendus à nos lèvres, respirant d’un même souffle, souffrant, s’indignant ou riant avec nous. Au contraire, la vie continuait à palpiter en tous sens, le soleil jetait sa lumière crue sur toute l’ampleur du monde, la rumeur des autoroutes, des centres commerciaux et des places boursières ne s’est pas tue. Le tragique que nous vivions ne concernait finalement que nous et quelques autres. Bien sûr, les amis, la famille, les collègues s’enquéraient, s’inquiétaient, nous envoyaient des messages d’espoir et de tendresse qui nous faisaient le plus grand bien; mais ils retournaient à leur boulot, à leurs projets de vacances ou de rénovation domestique. La vie, finalement, n’est pas une scène de théâtre. Elle est plutôt comme un piano-bar, où le musicien ne peut espérer être entendu que par intermittence, où le don de beauté qu’il fait au monde n’est accueilli que distraitement, entre le tintement des verres et le brouhaha des conversations. Hamlet se demande s’il vaut mieux vivre ou mourir..., en plein Salon de l’Auto, seuls quelques oisifs s’assoient pour l’entendre; certains, même, se lèvent en plein milieu de la tirade.Maintenant que tu as recouvré la santé, que le destin a daigné nous épargner le pire, ma scène personnelle est à nouveau toute baignée de lumière et grouille de mouvement. Nous revoici à parler de vacances au soleil, de rénovation de la cuisine, du menu du gueuleton qu’on fera entre amis. À nouveau les nouvelles du monde m’interpellent, m’indignent ou m’indiffèrent, je baigne dans les petits complots et copinages du bureau, je m’inquiète de ma ligne et de mon taux de cholestérol, je me demande quels pneus d’hiver conviennent à mon budget. La vie reprend son petit cours tranquille. Un cappuccino à la main, je me demande nonchalamment si j’ai appris quelque chose de cette rencontre avec la souffrance. Suis-je plus aimant, branché sur l’essentiel, est-ce que je refuse de m’en faire pour d’inévitables vétilles ? J’essaie, mais la quotidienneté m’arrache aux profondeurs et me ramène à la surface des choses, toute faite de soucis changeants et d’attraits multiformes. Pendant ce temps, le projecteur du tragique braque son étroit faisceau sur quelque autre victime, en Palestine, à Rimouski ou sur la rue voisine. C’est à mon tour d’être le spectateur distrait qui a sa vie à vivre et ne communie que par intermittence à la souffrance des autres.Un mot sur le Dr Jean-François Trudel, coordonnateur de cette chroniqueMédecin psychiatre depuis 1986 et professeur à la faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke, le Dr Jean-François Trudel vous propose une chronique qui se veut un regard différent sur la vie en médecine. Il espère que d’autres collègues souhaiteront se joindre à lui et proposer leurs textes, les principaux critères étant ceux de la sincérité, du mystère et de l’enchantement.Vous pouvez le joindre à : jean-francois.trudel@USherbrooke.ca

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