Frais de bureau: le flou persiste à Québec, l’inquiétude grandit chez les gestionnaires de GMF

Lorsque Christian Dubé a annoncé, le 4 novembre, qu’il «maintenait jusqu’à nouvel ordre» les frais de bureau versés aux médecins de famille, certains y ont vu un geste d’apaisement. Une main tendue après des mois de tensions autour du projet de loi 106, finalement devenu Loi 2. Mais cette suspension interroge. Le cabinet du ministre parle d’un simple report technique. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) affirme quant à lui que la réforme s’appliquera tel quel, en précisant que l’État financera désormais les GMF. Trois discours pour une même mesure. Et, sur le terrain, un flou qui inquiète les médecins gestionnaires de cliniques autant qu’il les déstabilise.Si Christian Dubé parle de maintien «jusqu’à nouvel ordre» de la prime de 30% allouée aux médecins qui pratiquent en GMF, son cabinet évoque plutôt un report, «le temps de discuter des modalités du transfert avec la FMOQ [Fédération des médecins omnipraticiens du Québec] et le Conseil du Trésor». Le MSSS n’a pas la même vision de la situation. Dans sa réponse écrite aux questions posées par Profession Santé, le ministère décrit la réforme comme un fait accompli et indique que cette prime «sera désormais versée directement aux GMF». Il ajoute que «le montant des frais fera l’objet d’une révision» lors des discussions à venir.La FMOQ ne partage pas la lecture du ministre. Dans une déclaration transmise à Profession Santé, la fédération se dit «opposée aux changements proposés par la Loi 2 concernant le versement de ce 30%». Elle rappelle qu’elle réclamait l’ouverture de négociations sur le programme des GMF, une démarche qu’elle jugeait incontournable avant tout changement structurel. Et elle ne voit pas, dans l’annonce du 4 novembre, un véritable infléchissement. «La ministre a choisi de poursuivre avec l’imposition», tranche la FMOQ, qui interprète ce report comme une réforme maintenue sous une autre forme.Sur le terrain, la «main tendue» par Christian Dubé n’a pas dissipé les inquiétudes. Les médecins gestionnaires de GMF n’y voient pas une pause, mais un signal ambigu, doublé d’un risque réel pour la stabilité financière de leurs cliniques. Dans les Laurentides, le Dr Simon-Pierre Landry se montre clair: «Il faudrait croire sur parole que l’argent reviendra intégralement au GMF. Mais ça n’a pas de bon sens.» En tant que copropriétaire de la Clinique médicale du Grand Tremblant, il sait qu’il pourrait, en théorie, être avantagé par un versement direct des frais de bureau. Mais il refuse de s’appuyer sur une mécanique qui pourrait être ajustée ou réduite sans préavis par Québec, surtout dans un contexte où le programme des GMF n’a pas été révisé depuis des années.À Montréal, la Dre Odile Kowalski partage cette méfiance. Propriétaire de la clinique L’Envolée, elle est trop sceptique pour engager sa clinique dans un modèle qu’elle ne maîtrise plus. Elle dit ne plus savoir «où se situe la ligne de confiance» et redoute que la réforme, suspendue en apparence, ne revienne «par la porte d’à côté», avec des paramètres moins favorables pour les GMF. Pour elle, le problème dépasse le simple transfert administratif. Il touche à la capacité même d’une clinique à prévoir son budget, à embaucher et à assumer ses loyers dans un contexte de hausse continue des coûts.Un scénario CISSS-CIUSSS qui attise les craintesLa crainte est d’abord institutionnelle. Si les frais de bureau sortent de la rémunération médicale, rien n’empêchera le gouvernement d’en revoir le montant sans négociation réelle. Pour le Dr Landry, c’est là où se situe le danger, d’autant plus que «les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est précaire.» Il rappelle que la mécanique actuelle protège au moins le financement des cliniques. Une fois le levier entre les mains de Québec, tout dépendra du mécanisme retenu pour verser ces sommes.À lire aussi: Dubé recule une troisième fois et renonce à la surveillance des médecinsC’est dans ce contexte qu’un autre scénario a fait bondir les gestionnaires de GMF - celui où les frais de bureau seraient versés aux CISSS et CIUSSS, puis redistribués aux cliniques. Pour la Dre Odile Kowalski, cette option serait intenable. Elle prend l’exemple d’un GMF ouvert le 1er avril 2025 à Montréal qui n’aurait toujours pas reçu sa subvention de démarrage. Avec les CISSS et les CIUSSS, «ce sera impossible d’être payés aux deux semaines comme on l’est actuellement. On risque de ne rien percevoir pendant six mois, alors qu’il faudra continuer à payer nos équipes et nos loyers. Je ne vais pas demander une marge de crédit juste pour couvrir les frais de bureau», affirme-t-elle.La professeure Mylaine Breton partage cette inquiétude. La titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance clinique des services de première ligne rappelle que les établissements «ne sont pas réputés pour leur agilité» et que l’ajout d’un nouveau palier administratif risque d’alourdir davantage des processus déjà fragiles. Elle reconnaît que le principe même de sortir le financement des GMF de la rémunération individuelle «n’est pas incohérent», mais juge indispensable d’anticiper la transition. «Il faut le faire pour qu'on ait pas de cliniques en banqueroute.» À ses yeux, une réforme aussi structurelle doit sécuriser les revenus des GMF et éviter d’«acheter de la bureaucratie au lieu d’acheter de la valeur ajoutée».Un modèle d’affaires fragilisé de toutes partsÀ cette incertitude s’ajoute un modèle d’affaires fragilisé depuis plusieurs années. Loyers, salaires, technologies de l’information, fournitures, les coûts explosent. «Le parc informatique coûte très cher. On n’est pas des spécialistes là-dedans», convient la Dre Kowalski, qui consacre désormais une part croissante de son temps à tenter de contrôler ces dépenses. L’abolition des frais accessoires en 2017 a aussi privé plusieurs GMF d’un coussin financier modeste, mais essentiel, rappelle la médecin de famille. La professeure Mylaine Breton confirme cette réalité. Elle rappelle que les GMF ont investi lourdement dans leur implantation, souvent à risque, et que leurs marges de manoeuvre sont devenues «extrêmement minces», au point où un choc administratif mal anticipé pourrait entraîner la fermeture de certaines cliniques.C’est dans ce contexte que Québec défend sa réforme. Le cabinet du ministre Dubé affirme que «les sommes iraient directement aux cliniques, plutôt qu’aux médecins, pour engager plus de personnel et assurer de meilleurs services d’une région à l’autre». Il souligne qu'actuellement «certains médecins conservent une partie» de la bonification de 30%, en raison d’une concurrence entre GMF sur les frais de cabinet. Une dynamique que le cabinet juge problématique. Dans les cliniques à plus faibles frais, «les intérêts ne sont pas alignés et c’est le patient qui écope». Bon à savoir: Une pétition demande l’abrogation de la loi 2Le gouvernement souhaite donc transférer les 300 millions $ associés à cette bonification dans le programme de soutien aux GMF. «De cette façon, on s’assure que l’argent serve bel et bien à embaucher des professionnels, à bonifier les services aux patients et à offrir du support aux médecins», explique-t-on au cabinet. «Ça signifie aussi que les médecins de famille n’auront plus à payer un “loyer” à leur GMF.»La réalité, sur le terrain, est plus nuancée. La concurrence entre cliniques accentue la pression. «Certaines baissent leurs frais de bureau à 15% ou 20% pour attirer les jeunes médecins», explique la Dre Kowalski. Elle a dû s’aligner à L’Envolée pour rester compétitive. Le Dr Landry fait le même constat: chaque clinique a ses coûts, ses pratiques, ses réalités. Cette hétérogénéité complique toute standardisation. Il ajoute que les institutions financières deviennent frileuses. «Les banques ne veulent plus prêter pour agrandir un GMF ou en ouvrir un nouveau, parce qu’elles ne savent plus comment tout ça va être financé». Pour lui comme pour la Pre Breton, un mécanisme unique risque de pénaliser davantage les GMF déjà au bord de l’équilibre que de corriger les déviances observées dans une minorité de cliniques.Un risque systémique pour la première ligneLes signaux d’alarme se multiplient. À Montréal, une vingtaine de GMF ont écrit au ministre pour prévenir qu’ils pourraient fermer dès le 1er avril 2026 «en vertu de la Loi 2». Dans une lettre obtenue par La Presse, ils évoquent une situation financière «intenable» et des cliniques déjà «en danger». Pour plusieurs gestionnaires, la réforme des frais de bureau, même suspendue, ajoute un risque à un modèle qui vacille déjà.À lire aussi: Loi 2: des médecins et associations craignent une crise imminente en pédiatriePour Mylaine Breton, ces signaux doivent être pris au sérieux. Elle rappelle que les GMF constituent l’ossature de la première ligne et que leur fragilité n’est pas un détail administratif, mais un risque systémique. «On ne veut pas perdre des dizaines de cliniques du jour au lendemain. L’État n’a pas les moyens de les racheter toutes si elles ferment», observe-t-elle. La chercheuse juge la réforme défendable sur le principe, mais impossible à appliquer sans une transition sécurisée. Et elle constate que l’incertitude actuelle, loin d’apaiser les médecins, accélère plutôt leur découragement. Une réalité que vivent déjà, chacun à leur manière, les Drs Landry et Kowalski.Pour le premier, les effets ne sont déjà plus théoriques. Deux médecins ont quitté sa clinique à Mont-Tremblant depuis l’adoption de la Loi 2, l’un pour Ottawa, l’autre pour les Forces armées. «On a perdu un tiers de nos frais de bureau du jour au lendemain», signale-t-il. Il sait que d’autres pourraient suivre si l’incertitude persiste. À Montréal, la Dre Odile Kowalski se prépare elle aussi à des choix difficiles. À 62 ans, elle envisage de prendre sa retraite plus tôt que prévu. «Je ne me vois pas subventionner ma clinique - donc l’État - avec mes propres revenus», indique-t-elle. Elle craint de devoir réduire ses équipes, voire tout bonnement fermer la clinique qu’elle a fondée il y a plus de 25 ans.

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