Explosion du coût des régimes d’assurance médicaments: « Le médecin aussi a sa part de responsabilité »

« Quand on parle du coût des médicaments, bien des choses se jouent par-dessus la tête du médecin, certes. Mais ce dernier a aussi sa part de responsabilité dans l’explosion des coûts du régime d’assurances médicaments », indique à L’actualité médicale le Dr Jacques Le Lorier*. Entrevue.QUELLE EST LA SITUATION DU MÉDICAMENT AU QUÉBEC ?Elle est semblable à celle d’autres pays occidentaux. Aucune de ces nations, aussi riches soient-elles, ne peut payer tous les soins que la population demande. Donc, une rationalisation s’impose, qui aboutit à un triage. On ne le fait pas formellement, mais il s’opère de lui-même, puisque l’utilisation d’un médicament passe par son remboursement.S’il n’est pas remboursé, peu de gens sont prêts à le payer de leurs poches. C’est cela qui dicte, de façon arbitraire, si le produit est disponible ou non. Sa disponibilité est dictée par ce qui est établi dans le régime public. Le médicament est par ailleurs intimement lié à une façon de pratiquer la médecine et la pharmacie dans une société donnée, à une époque donnée. C’est un objet social.QUAND LES RESSOURCES SONT LIMITÉES, NE DOIT-ON PAS REDOUBLER DE VIGILANCE ?Ça fait longtemps qu’elles sont limitées, simplement on en prend davantage conscience aujourd’hui. En fait, un réseau de la santé, c’est comme une table de poker : pour faire de l’argent, il faut en enlever aux autres. Si vous donnez un médicament à quelqu’un, vous l’enlevez à un autre programme de soins ou à un autre poste, qui d’ailleurs n’est pas identifié, ça reste nébuleux. C’est ce qu’on appelle le coût d’opportunité.Si l’INESSS décide de rembourser une thérapie à 300 000 $, on ne sait pas où elle trouve cette somme. Il faudrait que quelqu’un, au MSSS, soit conscient de l’ensemble des coûts du réseau pour dire : ces 300 000 $, on les a pris à tel ou tel programme. Or, personne n’est en mesure de le dire, car personne ne le sait. On peut aussi trouver la somme en haussant le déficit, la dette qu’on reporte sur les générations qui nous suivent.CRÉER UNE ENVELOPPE BUDGÉTAIRE FERMÉE POUR LES MÉDICAMENTS SERAIT-IL UNE SOLUTION ?La question n’est pas encore sur le tapis, mais elle commence à être murmurée. L’État dirait alors : « Voilà tant d’argent pour les médicaments et débrouillez-vous dans vos choix ! » Un peu comme il le fait pour la rémunération des médecins, avec une enveloppe globale qu’ils se partagent. Une enveloppe fermée pour les médicaments aurait un impact direct sur le comportement du médecin prescripteur.LE MÉDECIN, JUSTEMENT. COMMENT SE SITUE-T-IL DANS LE DÉBAT DU COÛT DES MÉDICAMENTS ?Deux attitudes possibles. Celle qui consiste à se sentir responsable de ses seuls patients, pas du système de santé. « Je leur donne le meilleur, le reste ne me regarde pas. » C’est la mentalité la plus fréquente, sur laquelle campe l’immense majorité des médecins.L’autre attitude, c’est de mettre de la conscience dans l’acte de prescrire en se disant : tel médicament d’ordonnance coûte trop cher; vu l’état de mon système de santé, je ne le prescris pas, car il existe, à équivalence clinique, un produit meilleur marché. Certains médecins, parmi les plus éveillés, raisonnent ainsi, mais ils sont encore minoritaires.LE MÉDECIN PEUT-IL SE COMPORTER COMME S’IL ÉTAIT SEUL AU MONDE AVEC LE PATIENT ?Non, même si partout sur la planète, il a tendance à se sentir responsable d’abord envers son patient, non envers les finances publiques. Ça s’explique et comme patient, seul devant mon médecin, je préfère qu’il en soit ainsi.Cela dit, cette attitude a fait surgir en contrepoids toute une règlementation de remboursement. Elle vise à forcer la main des médecins pour qu’ils prescrivent en première intention des médicaments meilleur marché, en réservant les plus chers à ceux qui en ont vraiment besoin. Il y a là une certaine logique. Dans la mesure de l’individualisation de la médecine, le médecin doit essayer d’être plus conscient des coûts. Le triage cependant ne doit pas se faire au niveau du médecin individuel devant le patient. C’est inacceptable de lui dire : « Je ne vous prescris pas ce produit, parce qu’il est trop cher ! »L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE EST SOUVENT CRITIQUÉE POUR LA CHERTÉ DE SES PRODUITS. QUE RÉPONDEZ-VOUS ?Que le médecin est le seul responsable des prescriptions qu’il rédige. L’industrie ne prescrit rien, elle joue son rôle, et je ne suis pas d’accord pour l’accuser : c’est le problème du médecin s’il se laisse influencer par elle. Le médecin tend à prescrire le produit dont il se souvient du nom; or, le nom des génériques est imprononçable. Et la représentation pharmaceutique ne se fait que pour les produits d’ordonnance.FAUT-IL ÉCRÉMER LA LISTE DE LA RAMQ ?L’écrémer a posteriori, impossible ! Quand j’étais au Conseil consultatif de pharmacologie, nous avons tenté l’expérience une fois et jamais plus nous n’avons recommencé : ça fait trop de vagues dans le réseau quand on touche au moindre acquis. Cet écrémage, on doit donc le faire a priori, en amont, et ça se fait continuellement. Je dirais même que ça se resserre de plus en plus.Ainsi, la plupart des nouveaux médicaments approuvés par l’INESSS, les produits biologiques, le sont-ils désormais sous la rubrique « médicaments d’exception ». On en compte environ 200. On dit au médecin : essayez le produit bon marché d’abord et s’il est inefficace, contre-indiqué ou trop lourd d’effets secondaires, remplissez le formulaire pour le médicament d’exception qu’on remboursera.EST-CE UN FREIN EFFICACE ?Oui, avec l’inconvénient que beaucoup de patients qui rempliraient les critères ne bénéficient pas du médicament. D’une part, parce qu’un médecin ne peut se souvenir des conditions de remboursement de 200 médicaments. D’autre part, parce que ce ne sont pas tous les médecins qui se donnent la peine de remplir le formulaire pour le patient.Les médicaments biologiques sont très efficaces dans des situations où le médicament standard ne répond pas. Je pense à l’arthrite rhumatoïde, à la maladie de Crohn.EN MATIÈRE DE PRIX DES MÉDICAMENTS, LE QUÉBEC FAIT CAVALIER SEUL AU CANADA. N’AURAITIL PAS INTÉRÊT À S’ALLIER AUX AUTRES ?Les autres provinces canadiennes ont un plan commun de gestion des médicaments, où elles mettent ensemble des ressources d’évaluation et le marchandage des prix. Ce marchandage est secret, non disponible au Québec, car ce sont des ententes secrètes entre les pharmas et les gouvernements.POURQUOI CETTE CULTURE DU SECRET ?Pour cacher le prix aux Américains. Tous les pays se surveillent et les États-Unis aimeraient bien payer le même prix que celui que paie le Canada, mais ils paient deux fois plus cher qu’au Canada et ça les irrite. Et quand ils apprennent que le prix est encore de 20 % moins cher que le prix affiché dans certaines provinces, ça les irrite doublement.En payant deux fois plus cher le prix de leur médicament, les États- Unis se trouvent à financer la recherche pharmaceutique pour le reste du monde. Cela dit, bien des Américains viennent s’approvisionner en médicaments au Canada.LES ENTENTES DE PARTAGE DE RISQUES ENTRE LES PHARMAS ET L’ÉTAT SONT POURTANT ÉVOQUÉES COMME UNE PISTE DE SOLUTION...C’est juste, et de telles ententes existent en Ontario, par exemple, depuis 10 ans. Je le répète, il s’agit d’ententes secrètes entre l’industrie et le gouvernement. Le Québec refuse d’en contracter, justement à cause du secret, faisant valoir qu’il n’est pas éthique de dépenser l’argent public de façon cachée. Québec veut avoir le même prix qu’au Canada, mais les pharmas lui disent : « D’accord, on vous le donne, mais il faut que ça reste secret ! » Ça tourne en rond; en attendant, le Québec paie en moyenne ses médicaments 20 % plus cher qu’ailleurs au Canada et certains produits ne sont pas disponibles ici.La raison du secret qu’invoque l’industrie concerne aussi la logique de rabais/volume. Comme au Canada, par exemple, les systèmes de santé publics achètent en masse, l’industrie leur concède des rabais. Il s’agit de cacher « ce prix d’ami » aux Américains, et à d’autres pays aussi, afin qu’ils ne soient pas tentés de demander les mêmes rabais.POUR LE VOLET « ÉVALUATION », POURQUOI LE QUÉBEC FAIT-IL BANDE À PART ?Ça remonte à l’échec de l’accord du Lac Meech (1987). Comme le Canada rapatriait la Constitution canadienne sans consulter le Québec, ce dernier a décidé, en mesure de rétorsion, de bouder les études provinciales/ fédérales. Cette politique de la chaise vide, à mes yeux, nuit au Québec en ce qui concerne le dossier des médicaments.LE MÉDECIN A TOUJOURS ÉTÉ VU COMME UN « GÉNÉRATEUR DE COÛTS ». EST-CE VRAI ?C’est une vision réelle, mais partielle, qui a mené à des solutions simplistes, du genre « formons moins de médecins, ça coûtera moins cher ». C’est ce qui s’est passé dans les années 1990.Beaucoup de penseurs veulent un système de santé sans médecins, car les médecins dérangent tout le monde. Dans la médecine socialisée, c’est une lutte perpétuelle de pouvoir entre médecins et gestionnaires, à tous les échelons du système. Il est évident cependant que les médecins aussi ont leur part à faire dans l’utilisation plus judicieuse des médicaments.N’EST-CE PAS À CELUI QUI PAIE LA FACTURE DE PRENDRE ULTIMEMENT LES DÉCISIONS ?Oui, et certaines mesures existent déjà en ce sens. Même si le médecin prescrit l’original par exemple, le pharmacien, quand c’est possible, fait la substitution obligatoire à un générique, à l’insu du médecin.LE MÉDECIN SAIT-IL RÉSISTER AUX PRESSIONS DU PATIENT ?Le veut-il vraiment, au rythme où défilent les patients ? Aux États- Unis, où l’industrie a le droit de faire de la publicité directe auprès du public, il y a 70 % de chances pour que le patient qui a vu tel produit annoncé à la TV l’obtienne de son médecin. La pub pour les médicaments, ça marche. Et disons-le, prescrire est aussi parfois une façon très facile de se débarrasser d’un patient disons... inopportun.L’INQUIÉTUDE DE L’INDUSTRIE PRIVÉE DES RÉGIMES D’ASSURANCE MÉDICAMENTS EST-ELLE JUSTIFIÉE ?Pas vraiment, mais la santé et le médicament constituent pour elle une variable nouvelle. Elle est à l’aise avec les assurances maison, voitures et autres, là où l’on a des chiffres parfaits. Mais elle est très mal à l’aise face aux médicaments. C’est un nouveau jeu dont elle connaît mal les règles.* Professeur titulaire, départements de médecine et de pharmacologie, Université de Montréal; chef de l’Unité de recherche pharmaco-économie et pharmaco-épidémiologie.Lire la suite du dossier

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