Entrevue avec le pharmacien et chercheur Zubin Austin: Les pharmaciens en manque d’identité professionnelle

Zubin Austin, pharmacien et professeur à l’École de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto | Photo : Brandon GreyContrairement aux médecins et aux infirmières, les pharmaciens auraient tendance à taire leur profession lorsqu’ils deviennent patients ou aides-soignants, révèle une étude menée par des chercheurs de l’Université de Toronto. Entrevue avec l’un de ces chercheurs, le pharmacien ontarien Zubin Austin.« Je suis juste un pharmacien communautaire après tout… » Cette réponse est celle prononcée par bon nombre des 17 pharmaciens communautaires ontariens ayant été interrogés dans le cadre de cette étude où on leur demandait pourquoi ils ne mentionnaient pas leur profession aux autres professionnels de la santé lorsqu’ils étaient eux-mêmes patients ou aides-soignants.À la base de cette étude publiée dans le numéro de juillet/août de la Revue des pharmaciens du Canada se trouve un questionnement bien simple : quel est le degré d’identité professionnelle des pharmaciens, surtout avec l’évolution des soins pharmaceutiques et l’élargissement récent de leur champ d’activités professionnelles ?Les participants à l’étude ont également avoué qu’ils ne voulaient pas que les médecins croient qu’ils doutaient de leur décision et qu’ils ne voulaient pas déranger, préférant ainsi ne pas participer au parcours de soins en tant que professionnels de la santé.Ces réponses ont fait sonner une cloche chez les chercheurs : les pharmaciens semblent éprouver un manque d’identité professionnelle. « Il n’est pas surprenant que les patients, les médecins et les autres professionnels de la santé ne sachent pas quoi penser de nous et du fait que nous affirmons être des experts en médicaments ! » écrivent-ils.Selon l’un des chercheurs de l’étude, Zubin Austin, lui-même pharmacien et aussi professeur à l’École de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto, ce manque d’identité professionnelle chez ses collègues soulève une série de questions sur les répercussions qu’une telle lacune peut avoir sur la pratique, les soins aux patients et la motivation professionnelle. La présentation de son étude lors du congrès de l’Association des pharmaciens du Canada, en juin 2019, avait d’ailleurs fait réagir les participants.Il ne s’agit pas de la première étude qui montre le manque d’identité professionnelle chez les pharmaciens, n’est-ce pas ?En 2008, l’une de mes élèves à la maîtrise, Anisah Mahamed, avait fait une étude similaire avec une méthodologie semblable. Lorsque les entrevues avec les pharmaciens ont été faites à l’époque, les Pharm. D. n’avaient pas encore obtenu leurs diplômes et le champ de pratique des pharmaciens était beaucoup plus restreint qu’aujourd’hui. Les pharmaciens n’étaient pas inclus autant qu’aujourd’hui dans la collaboration interprofessionnelle. Nous trouvions qu’il était intéressant de refaire une étude similaire plus de 10 ans plus tard pour voir l’évolution des résultats après tous ces changements dans la profession.Vous vous attendiez donc à des résultats différents ?C’est ce que l’on espérait, oui. Nous nous sommes toutefois aperçus qu’il n’y avait pas d’évolution dans l’identité professionnelle des pharmaciens, contrairement à l’évolution qu’il y a eu dans la pratique. Les pharmaciens en Ontario peuvent maintenant modifier et adapter des prescriptions et font beaucoup plus de soins directs avec les patients que lors de la première étude. La pratique a tellement évolué que nous pensions que la psychologie des pharmaciens aurait aussi changé. Nos résultats n’étaient pas seulement un peu similaires à la première étude, ils l’étaient de manière frappante. Il semble se confirmer de plus en plus que les pharmaciens ont une identité professionnelle ou une allégeance incomplète à leur profession.Vous comparez l’identité professionnelle des pharmaciens avec celle des médecins. En quoi diffère-t-elle ?Les médecins ne font pas simplement du travail médical. Ils sont médecins à part entière. Comme mentionné par Domeyer-Klenske et Rosenbaum, lorsque les médecins sont eux-mêmes des patients, ils ont tendance à demander l’accès aux résultats de laboratoire et aux fiches médicales. Lorsqu’ils sont aides-soignants, les médecins vont aussi participer activement aux décisions médicales. Ils sont un peu comme leur propre médecin ou celui de leurs proches. Nous avons porté une attention particulière à cette étude, car elle mentionne les médecins et les infirmières qui sont nos plus proches collaborateurs, surtout en soins de première ligne. Nous voyons tous des patients, nous avons tous des responsabilités et notre éducation est similaire du point de vue des modèles de soins de santé. En se basant là-dessus, on s’attendrait à des similitudes concernant la formation de l’identité professionnelle. Les médecins et les infirmières ont moins de retenue à parler de leur profession lorsqu’ils sont eux-mêmes patients ou proches soignants. Chez les pharmaciens, c’est toutefois très différent.Quelles conséquences peut avoir un manque d’identité professionnelle dans la pratique des pharmaciens ?Nous avons plusieurs hypothèses, mais n’avons pas de preuves concrètes pour les valider. Avec une identité professionnelle forte viennent une confiance et une indépendance supplémentaires. L’élargissement de notre champ de pratique est justement censé nous donner plus d’indépendance. Un manque d’identité professionnelle peut influencer des comportements dans la pratique, tels que les interactions avec d’autres professionnels de la santé ou des patients ou la confiance en soi dans la prise de décision clinique. Pour corriger l’erreur d’un médecin, par exemple, il faut avoir confiance en soi, et l’étude semble démontrer que plusieurs pharmaciens communautaires ne l’ont pas. Dans l’étude, les pharmaciens justifient le fait de ne pas révéler leur profession lorsqu’ils sont patients ou aides-soignants avec des réponses comme « je suis juste un pharmacien » ou « je ne veux pas déranger ». On sent un certain sentiment d’infériorité.Le potentiel des pharmaciens n’est donc pas exploité à sa pleine capacité ?Exactement ! Il faudrait d’autres études pour confirmer cela, mais je pense que nos résultats vont pouvoir être un point d’ancrage pour guider de futurs projets de recherche.Comment une identité professionnelle s’acquiert-elle ?L’identité professionnelle est souvent acquise par le mentorat et par les modèles. Il n’y a pas de cours à l’université strictement là-dessus. Si l’on prend l’exemple des médecins, qui ont une identité professionnelle forte, leur identité se forme souvent selon ce que l’on voit à la télévision ou même selon l’opinion publique de leur profession. On remarque que lorsque les étudiants en médecine commencent leur formation, ils sont déjà fiers de leur future profession. Je ne crois pas que l’on voit ça aussi souvent chez les étudiants en pharmacie. C’est difficile de savoir si les personnes qui choisissent d’aller en pharmacie ont moins d’identité professionnelle à la base, ou si elles la perdent avec la pratique ou encore si elle ne se développe jamais vraiment. L’étude ne nous aide pas à identifier la cause, mais plutôt à identifier ce qui se passe sur le terrain.Vous mentionnez que d’autres études doivent être faites sur le sujet, quels points croyez-vous nécessaires d’approfondir ?Évidemment, notre étude soulève plusieurs questions auxquelles nous n’avons pas encore de réponses définitives. À la suite de la parution de l’étude, plusieurs pharmaciens d’un peu partout dans le monde m’ont contacté pour me dire qu’ils se reconnaissaient dans les résultats. Je trouve qu’il serait intéressant aussi de faire ce genre d’étude au Québec, où le contexte de pratique est un peu différent du nôtre en Ontario, afin de voir si les résultats sont similaires. Si les résultats sont semblables dans les deux provinces ou dans l’ensemble du pays, nous avons des questions à nous poser en tant que profession. C’est impossible de le savoir pour l’instant. Au final, ce que je souhaite sincèrement avec cette étude, c’est que l’on puisse ouvertement commencer à se poser des questions. Qui sommes-nous en tant que pharmaciens ? Qu’est-ce que l’on peut apporter à la société ? C’est ce genre de discussions que j’aimerais que l’on puisse avoir.

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