Entrevue avec le Dr François Marquis: L’automne aux soins intensifs

Comment entrevoyez-vous l’automne aux soins intensifs dans la mesure où des experts anticipent un possible retour de la grippe ? Tout d’abord, si la décision est prise d’arrêter le port du masque, la grippe reviendra en force. La distanciation sociale, le lavage de mains et le port du masque ont démontré une efficacité redoutable contre la grippe, de même que contre toutes les petites infections de type gastroentérite, etc. Le problème, c’est que le système de santé a été mis à genou pendant la COVID, et nous sommes loin d’avoir rattrapé le retard accumulé. C’est la même chose partout au Québec. Nous avons perdu énormément de personnel aux soins intensifs et aux urgences. Ce n’est plus une question de ressources matérielles comme en début de pandémie : on ne manque pas de lits, de respirateurs, de médicaments, on manque d’êtres humains. À lire aussi: Urgences: Une crise sans précédent En ce moment, je suis limité à 12 lits aux soins intensifs au lieu de la trentaine habituelle. Si j’y mets 10 patients COVID, fin de la discussion, il n’y a plus de place pour personne. Et il ne faut surtout pas oublier les patients qui ont besoin de place pour des chirurgies, de soins d’oncologie…, autant de situations qui amènent aussi aux soins intensifs. De plus, la moitié de nos salles d’opération à Maisonneuve-Rosemont sont fermées. Ce n’est pas parce qu’on veut épargner des ressources, ou boucler un budget, c’est parce qu’on n’a pas de personnel. Est-ce que le variant Delta change la donne ? Les victimes du variant Delta sont en grande majorité des personnes non vaccinées, ou vaccinées de façon incomplète. En pratique, si on veut réduire leur nombre, c’est relativement simple : il faut vacciner tout le monde. Ça, c’est si on tient pour acquis qu’on a seulement le variant Delta, et pas un nouveau variant comme mauvaise surprise. Certaines personnes, malgré la double vaccination, peuvent aussi attraper le variant Delta, et être malades. Je pense notamment aux patients immunosupprimés, surtout les greffés d’organes solides. On voit cette tendance se dessiner dans notre hôpital, où on a une grande population de greffés rénaux : la COVID a l’air d’aimer beaucoup les greffés rénaux, même s’ils sont vaccinés. On risque donc de voir deux grandes catégories de patients admis aux soins intensifs avec la COVID : ceux qui sont vaccinés, mais qui ont une maladie et sont donc plus vulnérables, et ceux qui en grande partie ne sont pas vaccinés. Pensez-vous que, malgré tout, le pire de la crise est derrière nous ? On ne peut pas le savoir. Il reste encore beaucoup de non-vaccinés et le variant Delta est suffisamment contagieux pour, en théorie, nous replonger dans des chiffres assez similaires à ceux de la première, de la deuxième et de la troisième vague. Même si le nombre de cas en ce moment est moins impressionnant que lors des premières vagues, l’automne pourrait nous amener à nous reposer la question sur des choix difficiles, à savoir qui a accès aux soins intensifs. La question va se poser, et les gens vont se dire, « pourquoi, moi, je ne peux pas me faire opérer pour mon cancer parce que certains ont décidé de ne pas se faire vacciner ? » Au-delà de l’hôpital, ça risque de provoquer des remous sociaux. Il va aussi falloir se poser des questions importantes sur l’allocation des ressources. Mais si on commence à limiter les ressources pour des gens qui font des choix personnels qui ont un impact sur leur santé, qu’est-ce qu’on fait des fumeurs ? De tous ceux qui ont des dépendances ? Et que fait-on de ceux qui voudraient se faire vacciner, mais qui ne le peuvent pas ? Quelles sont les leçons que vous avez tirées des dernières vagues dans la façon de travailler en soins intensifs ? Nous avons fait des pas de géant ces dernières années sur le plan de la gestion des ventilateurs, les fameux respirateurs artificiels. Avec la pandémie, nous avons ouvert tout un autre chapitre, celui de la ventilation pour les patients malades de la COVID. Je pense qu’on a acquis beaucoup de nouvelles connaissances. Nous avons aussi énormément appris sur le plan du design : si j’ai à reconstruire une nouvelle unité de soins intensifs, jamais elle ne sera comme celle que j’ai présentement. On a vu les limites des anciens comme des nouveaux devis. Du point de vue de notre pratique quotidienne, ça faisait plusieurs années que nous n’avions pas eu à gérer un très grand nombre de patients intubés simultanément à cause d’une même maladie. Quel est l’impact de la crise sur le personnel de santé ? Ce qui entre autres va laisser une empreinte collective pendant au moins une ou deux générations de médecins, c’est l’expérience, le fait d’avoir vu autant de gens malades, de personnel poussé à bout… Ça va peut-être nous rendre très prudents par rapport à nos propres vulnérabilités. Et lorsqu’il y aura un retour du balancier, et donc de nouvelles coupes dans les soins de santé, il faudra se comporter collectivement comme des chiens de garde si on veut maintenir le service de santé en l’état. On verra aussi émerger dans les prochains mois et années une sorte de stress post-traumatique. On le voit bien, il y a un avant et un après COVID-19. Je ne parle pas de la COVID longue, je parle vraiment des travailleurs et des travailleuses de la santé qui ont vécu des choses que peu ou pas de gens sont à même de comprendre. Est-ce pour cette raison que l’on manque autant de personnel en ce moment ? Il y a plusieurs facteurs. D’abord, il y a les vacances, et je pense qu’il fallait en donner après la difficile année traversée. De toute façon, il y a toujours, au milieu de l’été, un manque de personnel durant les vacances, mais c’est plus complexe que ça ne l’a jamais été. Plusieurs soignants ont aussi pris leur retraite, d’autres sont partis au privé, ou ont carrément changé de travail. Par ailleurs, il y a une répartition du personnel très inégale au sein du système public, qui permet une grande liberté de mouvement. Comme les salaires sont essentiellement égaux, les gens préfèrent travailler là où il fait bon vivre, idéalement dans un hôpital ultramoderne avec beaucoup de personnel; ils y feront a priori moins de travail supplémentaire, contrairement à un vieil hôpital où les heures supplémentaires sont la norme. Ce qui était une inégalité avec laquelle on vivait est rapidement devenu, avec la crise sanitaire. une inégalité de système qui menace son intégrité. Quelles sont les solutions pour remédier à cette pénurie de personnel ? Certaines solutions ont été avancées, comme le fait de désigner certains hôpitaux défavorisés. Ceux-ci auraient des conditions particulières d’embauche pour permettre un certain retour à l’équilibre. On pourrait aussi adopter un système similaire à ce qui existe chez les médecins, l’hôpital ne pouvant en effet choisir le nombre de médecins qu’il veut : il a des permis d’embauche délivrés à la pièce, et ça assure une répartition équitable des médecins dans tout le réseau. Ça n’existe pas pour les infirmières et les inhalothérapeutes. La création des CIUSS et des CISSS a également donné naissance à d’immenses machines à l’intérieur desquelles il est extrêmement facile de passer d’un endroit à l’autre. Une infirmière en soins intensifs ou d’urgence peut facilement avoir accès à des postes en CLSC, en clinique externe, qui étaient plus difficiles à obtenir auparavant. On voit donc en ce moment une migration à l’intérieur même des structures administratives vers des emplois jugés plus propices à la carrière. Étant donné qu’il n’y a pas beaucoup d’avantages à venir travailler aux soins intensifs, aux urgences ou en salle d’opération, je ne suis pas énormément surpris que les gens désertent ces milieux-là. Ces solutions sont relativement simples, mais elles exigent de la volonté, autant du côté du gouvernement que des syndicats. Le statu quo prépandémie ne peut pas être maintenu : il faut que tout le monde s’assoie et repense le système de santé. La pandémie a illustré clairement des vulnérabilités que personne n’avait vues venir. Il ne s’agit pas nécessairement d’injecter plus d’argent : Il faut repenser la mobilité, les ratios, l’équité, ce qui constitue la première, la deuxième et la troisième ligne, et mettre les ressources aux bons endroits. Est-ce qu’on peut encore tolérer que les cliniques privées ou les plus petites cliniques ne fassent que du 9 à 5, par exemple ? On entend depuis quelques années qu’il faut revaloriser les professions de santé, comme les soins infirmiers, par exemple… Oui. Un des problèmes des professions dites « à vocation », c’est qu’on utilise cette « vocation » comme une excuse pour faire accepter n’importe quelle condition de travail. Et ça, c’est extrêmement frustrant. Pourquoi un travailleur de la construction, de la voirie, un fonctionnaire, aurait-il droit à toutes sortes de conditions de travail inébranlables dès lors que le contrat social est respecté, alors qu’on peut constamment changer les règles du jeu pour les enseignants, les infirmières, les inhalothérapeutes, les médecins ? C’est vrai, la santé est une vocation, mais elle ne doit pas servir d’arme contre le personnel pour lui imposer des conditions de travail. Ce qui risque d’arriver, c’est que le personnel va continuer de partir et de changer de profession : ces gens-là sont intelligents, ils ont de bonnes formations, ils n’ont pas peur de se recycler ailleurs. Avant, à peu près toutes les disciplines liées au système de santé étaient valorisées, et les programmes d’études devaient être contingentés. Mais cette année, des programmes (notamment en inhalothérapie et en soins infirmiers) ont peu ou pas de candidats. On n’avait pas ce problème-là avant. Cela signifie que les gens craignent maintenant de travailler dans le système de santé, ce qui est un gros problème parce que nos baby-boomers vieillissent, et nous allons vite manquer de main-d’œuvre, et de façon impressionnante. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour le maintien des soins de qualité, et pour leur accessibilité. Depuis un an et demi, vous êtes partout, dans les médias, à l’hôpital… Vous tenez le coup ? Oui ! J’ai profité de l’été, ça a ralenti un peu, je n’ai pas particulièrement couru après les entrevues. Je n’ai pas vraiment pris de vacances, je me suis gardé ça pour l’automne. J’ai laissé les autres prendre des vacances parce qu’il y avait des familles, des congés scolaires, etc. Mais j’ai hâte, comme tout le monde, que ça finisse. Il y a des gens qui disent que j’ai l’air de me délecter et que j’aimerais qu’on reste en pandémie tout le temps. Non ! Je suis le premier à vouloir me débarrasser de mon masque et, honnêtement, je commence à être tanné. Mais ce qui me tanne le plus, c’est que si, au début de la crise, il y avait de belles énergies, de belles façons de penser pour apporter un changement, dès que la pression de l’urgence diminue, on tend à vouloir retrouver la technique habituelle du système de santé, celle qui consiste à pelleter le problème par en avant. Ça, ça me dérange bien plus que les heures que je passe à travailler. Donc, malgré cette crise, ça ne changera pas beaucoup les façons de faire ? C’est confortable, le statu quo… Les propos de cette entrevue ont été condensés et revus pour plus de clarté.

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