Entrevue avec Jean Coutu: « Si tu as du talent en affaires, profites-en, mais fais-le de façon humaine »

Voir Jean Coutu circuler dans les couloirs du siège social de son entreprise, à Longueuil, est à l’image même du pharmacien que connaissent la plupart des Québécois depuis quarante ans. Les employés qui le croisent lui lancent un « Bonjour Monsieur Coutu ! » bien senti. Il taquine le personnel de la cafétéria. Il raconte des anecdotes croustillantes sur la Pharmacie Montréal à son frère Richard, conseiller en communication au sein de l’entreprise, qui rit aux éclats. Il montre avec fierté les photos de la première pharmacie Jean Coutu, ouverte en 1969 à Montréal.Malgré une carrière professionnelle qui s’étale sur une soixantaine d’années, le fondateur et président du conseil d’administration de l’entreprise qui porte son nom parle de la pharmacie avec le même plaisir qu’à ses débuts. À 83 ans, il se montre également un brin philosophe quant aux valeurs personnelles qui lui sont chères.Mais derrière le sarrau qu’arbore systématiquement Jean Coutu dans ses sorties publiques se trouve aussi son complet d’homme d’affaires. Et sa vision commerciale de la pharmacie entre parfois en collision frontale avec celle de ses collègues pharmaciens et de l’Ordre des pharmaciens du Québec.L’actualité pharmaceutique l’a rencontré en décembre dernier afin qu’il nous parle de son autobiographie, Sans prescription ni ordonnance, et qu’il revienne avec nous sur les hauts et les bas de l’une des plus grandes bannières de pharmacies au Canada et même en Amérique du Nord.Vous êtes devenu pharmacien propriétaire en 1960. Quelles sont les principales leçons que vous avez retenues de cette période et qui s’appliquent encore aujourd’hui ?Qu’il faut toujours traiter ses employés avec le plus grand respect. Nous sommes entourés de gens dévoués, il ne faut pas freiner leurs talents.Avant de trouver ce qui allait devenir ma première pharmacie, je suis resté plusieurs semaines sans travail et j’ai trouvé cette période de ma vie extrêmement difficile. J’ai compris à quel point le travail, ce n’est pas de l’esclavage ni un sacrifice, c’est un honneur.Grâce à l’ouverture de nouvelles succursales, nous avons permis à des commis de devenir assistants-gérants et à des assistants-gérants de devenir gérants. Nous avons aussi permis à des pharmaciens salariés de devenir associés, puis propriétaires. C’est le meilleur moyen de se doter d’une bonne équipe.Je trouve cela inexcusable de voir aujourd’hui des entreprises licencier massivement leurs employés et parler ensuite de « rationalisation ». La rationalisation, c’est apprendre à gérer plus efficacement son entreprise, ce n’est pas mettre des gens à la rue pour faire plus d’argent.Dans le cas où une entreprise doit procéder à des mises à pied, il faut à tout le moins qu’elle aide ses employés à se trouver un autre emploi ou à avoir accès à des formations qui pourront leur être utiles. Les employés se diront alors que leur patron aura fait tout en son pouvoir pour éviter d’en arriver là. Qu’est-ce qui explique le succès quasi instantané qu’ont connu les premières pharmacies de la bannière Jean Coutu au début des années 1970 ?Les anciennes pharmacies, comme les pharmacies Leduc et la Pharmacie Montréal où j’ai travaillé, cachaient la marchandise dans des tiroirs et ne les sortaient qu’à la demande des clients. Elles étaient aussi très axées sur la maladie : les patients venaient à la pharmacie uniquement lorsqu’ils avaient besoin de faire exécuter une ordonnance.Là où nous avons innové, en plus des bons prix que nous offrions et des longues heures d’ouverture de nos pharmacies, c’était de permettre aux clients de toucher la marchandise, de l’évaluer et de l’acheter.Le risque était tout de même énorme, car nous nous étions dotés d’une très grande pharmacie sur le Plateau Mont-Royal et nous avions investi 240 000 $ en marchandise. Nous nous sommes dits que si cela ne marchait pas, nous étions « morts ». Mais nous avons pris les devants sur les attentes de notre clientèle et la réponse a été instantanée.Lorsque vous étiez jeune, on vous a dit que pour réussir en affaires, il fallait « donner son cœur aux cochons ». Faut-il être dur et intransigeant pour bâtir une entreprise comme la vôtre ?Quelle expression horrible, n’est-ce pas ? C’est l’antithèse de ma façon de faire des affaires. L’argent, ce n’est pas ce qui nous permet de nous souvenir d’une personne après sa mort et cela ne nous rend pas heureux si on le garde pour soi.Dans l’histoire de l’humanité, c’est bien plus facile de se remémorer le nom et l’œuvre de trois auteurs célèbres comme Rimbaud, Racine ou Corneille que de nommer trois entrepreneurs riches des mêmes époques.Ma philosophie a toujours été la suivante : si tu as du talent en affaires, tu ne dois pas te gêner de faire de l’argent, mais tu dois le faire de façon humaine, sans donner ton cœur aux cochons. Tu as le droit de bien vivre et d’en faire profiter ta famille, mais tu te dois aussi d’en faire bénéficier tes employés et surtout d’avoir une grande implication sociale.Quel a été selon vous l’apport du Groupe Jean Coutu à la profession de pharmacien ?La première étape de la guérison, c’est de se faire expliquer correctement son médicament. À l’époque, le service à la clientèle des pharmaciens était souvent déficient à cet égard.Nos façons de faire ont permis l’embauche de beaucoup de pharmaciens, ce qui a favorisé leur accessibilité. Les patients ont toujours su qu’il y avait un pharmacien disponible chez Jean Coutu pour répondre à leurs questions de santé. De nos jours, les pharmacies Jean Coutu exécutent environ 30 % de toutes les ordonnances au Québec, c’est quand même quelque chose !Cela peut sembler incompatible avec la santé, mais la partie commerciale joue un rôle majeur pour attirer des clients et les diriger ensuite vers l’officine. L’inverse est aussi vrai. Lorsqu’ils ont reçu un bon service de leur pharmacien, ils ont le goût de revenir à la pharmacie.Quelle est votre conception du rôle clinique des pharmaciens ?Les pharmaciens sont exceptionnels. Ce sont de vrais missionnaires de la santé, qui offrent le plus souvent leurs conseils tout à fait gratuitement.L’encadrement que nous offrons permet de les libérer des tâches administratives, car ils ne sont pas des spécialistes de la commercialisation. Ils ont une expertise qui leur est propre : le médicament.Selon moi, les pharmaciens auraient d’ailleurs les compétences et les connaissances nécessaires pour contribuer davantage à désengorger le système de santé. Le diagnostic appartiendra toujours aux médecins, mais toutes les questions liées au métabolisme et au catabolisme des médicaments devraient relever du travail des pharmaciens.À ce titre, je m’inquiète de ce qui se passe avec la baisse du prix des médicaments génériques. Le gouvernement promet des économies de 160 millions de dollars grâce à sa nouvelle politique. Je n’ai rien contre cela, mais est-ce que les pharmaciens vont pouvoir bénéficier d’une partie de cet argent économisé pour élargir leur rôle ?La vie de Jean Coutu en quelques dates marquantes1927 : Naissance à Montréal.1960 : Acquisition de sa première pharmacie, dans Hochelaga-Maisonneuve.1969 : Acquisition avec Louis Michaud de sa première pharmacie à escomptes.1973 : Franchisage de la Pharmacie Montréal, la plus importante pharmacie de détail au monde avec ses cinq étages. Elle avait été fondée en 1932 par Charles Duquette, ancien maire de Montréal (1924-1926).1976 : Le Groupe Jean Coutu établit son siège social à Longueuil.1987 : La bannière regroupe près de 120 franchises et commence à s’implanter aux États-Unis.1998 : La bannière reçoit le titre « d’entreprise la plus admirée du Québec » par le magazine Commerce.2002 : Jean Coutu et son épouse Marcelle versent 12 millions de dollars à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal pour bâtir deux nouveaux pavillons.2010 : La bannière compte 400 pharmacies et embauche 16 000 employés.Comment voyez-vous l’arrivée des nouvelles générations de pharmaciens, qui se voient parfois davantage comme des cliniciens que comme des commerçants ?Ce sont de bons pharmaciens, mais qui réclament le droit d’avoir une bonne qualité de vie... à 25 ans. Bien sûr qu’ils ont le droit, mais j’aimerais aussi qu’ils soient davantage conscients de leurs devoirs. Par exemple, en ne voulant pas faire les quarts de travail de fin de semaine, ce sont leurs collègues ou les patients qui en font les frais. Nous devons tous mettre l’épaule à la roue.Dans votre livre, on perçoit une certaine amertume à l’égard de l’Ordre des pharmaciens du Québec.C’est vrai. Cela n’a pas toujours été facile avec l’Ordre des pharmaciens. Je n’ai jamais compris pourquoi il s’acharnait autant sur moi sans inquiéter les autres bannières. Était-ce parce que j’étais un visage connu de la pharmacie ? C’était toujours Jean Coutu, Jean Coutu, Jean Coutu...Prenez le dossier du tabac en pharmacie, l’Ordre s’en est pris uniquement à moi, alors que Pharmaprix vendait aussi des cigarettes et appartenait à cette époque à une entreprise de tabac, Imperial Tobacco !L’Ordre m’a aussi empêché d’employer sur nos bannières le mot « Pharm-Escompte », alors que Pharmaprix pouvait employer dans son nom les notions de « Pharmacie » et « Prix ». Même chose pour le mortier sur la bannière, que l’on voit toujours sur le logo de Pharmaprix, mais qu’on m’a demandé de retirer.Et plus récemment, il y a cette histoire complètement fausse où j’aurais versé 500 000 $ à un médecin. C’est lui qui voulait nous vendre sa clinique pour 500 000 $ et cela ne s’est jamais réalisé. Celui qui a fait ces allégations s’est même récusé. Et le tribunal m’a donné raison sur le fait que je n’avais pas à me présenter devant le syndic de l’OPQ.Près de vingt ans après le débat sur la vente de tabac en pharmacie, sentez-vous que les instances gouvernementales ont bien agi en interdisant ce produit en pharmacie ?C’était une décision compréhensible. De mon point de vue de professionnel de la santé, j’ai toujours été favorable à la réduction de la consommation de tabac, mais je me devais de défendre les intérêts de mes franchisés. Des millions de dollars étaient en cause, car les clients qui achetaient des cigarettes achetaient bien souvent d’autres produits.Nous avons d’ailleurs proposé d’autres pistes de solution au gouvernement. Tant qu’à interdire le tabac en pharmacie, limitez-en l’accès dans les autres points de vente, comme les dépanneurs ! La vente aurait pu être confiée à la Société des alcools. Or, le gouvernement n’a jamais osé s’attaquer à ce marché de 55 000 commerçants, alors que nous sommes moins de 10 000 pharmaciens.Le Groupe Jean Coutu a fait l'acquisition de deux bannières américaines au fil des deux dernières décennies. Comment qualifieriez-vous l'expérience américaine ?Notre acquisition des pharmacies Brooks a été un succès. Ce fut cependant plus difficile pour les pharmacies Eckerd, car beaucoup de gens qualifiés ont quitté la bannière durant les négociations précédant l’acquisition.Il faut aussi dire que les pharmacies Eckerd se spécialisaient dans le développement des films photographiques et le tournant des années 2000 a représenté l’éclosion de la photographie numérique, ce qui a eu de graves conséquences.Mais c’est beaucoup mieux aujourd’hui. Nous avons réussi à liquider notre dette en vendant les pharmacies Eckerd contre des actions de la bannière Rite Aid. Les premières années après cette transaction ont également été difficiles. La direction de Rite Aid a commis son lot d’erreurs, mais elle nous écoute davantage et la situation s’améliore constamment.Si vous deviez tout recommencer, referiez-vous le même parcours ?Je ne referais pas nécessairement le même parcours, c’est certain, mais c’est inutile d’avoir des regrets. Il faut simplement se dire que l’on ne doit plus refaire la même erreur deux fois.Ce livre, j’étais réticent à le faire. Trop de gens écrivent leur biographie pour se vanter de leurs exploits. Mais je me suis dit que les lecteurs auraient la chance de voir les bons et les mauvais coups de ma carrière afin d’en tirer leurs propres conclusions. Sans exagération et sans imposer ma façon de penser.Sans prescription ni ordonnancePubliée aux Éditions de l’Homme, l’autobiographie de Jean Coutu a été rédigée avec l’aide de l’auteur Jean Couture. Le livre relate la vie du pharmacien et entrepreneur de 83 ans en passant par l’héritage de son père médecin, son parcours académique à l’Université de Montréal et ses premières années comme pharmacien.Le lecteur passe ensuite au cœur de l’ouvrage de 432 pages : l’achat par Jean Coutu de sa première pharmacie, puis l’acquisition, avec le pharmacien Louis Michaud, de ce qui va devenir la première pharmacie de la bannière Jean Coutu.Le pharmacien raconte dans les chapitres suivants la croissance de son entreprise, qui compte aujourd’hui environ 400 pharmacies et qui embauche 16 000 employés.Pour chaque livre vendu, Jean Coutu verse cinq dollars à la Fondation de la Québécoise Jacqueline Lessard, dont l’orphelinat en Haïti a été durement touché par le séisme de janvier 2010.

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