Entrevue avec Christian Dubé: «Je ne suis pas dans le “docteur bashing”, bien au contraire»

En entrevue éditoriale avec ProfessionSanté.ca, le ministre de la Santé Christian Dubé a fait le point sur le projet de loi 11 en tentant de rassurer les médecins de famille. Selon lui, il s’agit d’un projet de gestion, et non pas de coercition, dont le but est d’équilibrer l’offre et la demande de soins afin d’offrir aux patients orphelins une consultation dans un délai raisonnable. Il a aussi été question d’interdisciplinarité, des avenues pour la renforcer, du mode de rémunération des pharmaciens ou de l’après-pandémie. Et plus encore du projet GAP, pour guichet d’accès à la première ligne, lancé avec succès dans la région du Bas-Saint-Laurent. Propos recueillis par Geoffrey Dirat et Christian Leduc Pourriez-vous nous rappeler dans quel cadre s’inscrit ce projet de loi 11? Ce projet de loi est une composante importante de ce que mon premier ministre appelle le plan de la santé. Ce plan ne vient pas de commencer. Nous l’avons lancé avec ma prédécesseure, Danielle McCann, afin de renforcer la première ligne. On le sait et plusieurs ministres s’y sont essayé: la première ligne, c’est la base de notre santé au Québec. Ce que Mme McCann a réussi à faire dans la première partie du mandat, c’était d’élargir l’accès aux pharmaciens, avec le projet de loi 31, et aux infirmières praticiennes spécialisées, avec le projet de loi 43. Je dois d’ailleurs signaler que le Collège des médecins a contribué énormément à ces élargissements. Ce plan de la santé s’appuie sur quatre fondations. On doit travailler sur les ressources humaines, et cela inclut les médecins, bien entendu. On doit travailler sur l’accès aux données, ce qu’on fait avec le projet de loi 11, et cela s’applique partout dans la santé. On doit améliorer nos systèmes d’information, et le PL11 fait référence à la prise de rendez-vous via des systèmes modernes. Le quatrième point du plan, ce sont les infrastructures, mais le PL11 n’y fait pas vraiment allusion. En résumé, ce projet de loi cherche à trouver un équilibre entre l’offre et la demande de soins. Les médecins de famille ont le sentiment que le projet de loi 11 est axé uniquement, ou trop à tout le moins, sur leur performance et pas sur les problèmes généraux de la première ligne. Que leur répondez-vous, au-delà des quatre axes que vous venez d’évoquer? C’est sûr qu’on a beaucoup entendu ces commentaires, particulièrement dans les premières présentations [NDLR: lors des consultations particulières de la Commission de la santé et des services sociaux sur le PL11, qui ont eu lieu la semaine dernière, les fédérations médicales se sont exprimées le premier jour]. J’ai beaucoup rencontré de jeunes médecins au cours des deux dernières années, et une des choses que j’ai entendues — et je vous dirai ensuite pourquoi ce n’est pas dans le PL11 —, c’est que les jeunes ne sont pas prêts à faire de la prise en charge comme le faisaient, et le font, leurs prédécesseurs. Pour eux, la conciliation travail-famille est très importante, et ce ne sont pas juste les médecins qui sont comme ça: ce sont toutes les nouvelles générations. C’est correct d’avoir cet objectif de qualité de vie. Le PL11 n’est pas écrit en ce sens et c’est là que je tiens à souligner une différence. J’ai toujours dit que l’amélioration de la prise en charge ne passe pas uniquement par les médecins. Et c’est pour cela qu’on avait besoin de changer les PL31 et 43, parce que je veux que les pharmaciens et les infirmières soient capables de faire de la prise en charge. Or, lorsque je travaille sur PL11, je n’ai pas besoin de le mentionner. C’est cocasse, mais si j’étais capable, et je vais le faire s’il le faut, de changer le titre du projet de loi [NDLR: Loi visant à augmenter l’offre de services de première ligne par les médecins omnipraticiens et à améliorer la gestion de cette offre], ça viendrait régler mon problème, parce que je n’ai pas besoin de changer des éléments dans le PL11 pour dire que oui, on s’entend que la prise en charge peut se faire dans un GMF par d’autres professionnels. Vous me suivez? C’est une grosse différence. J’ai voulu faire un projet de loi très, très petit, pas compliqué et qui se concentre uniquement sur les médecins. Cela ne veut pas dire que la prise en charge ne peut pas se faire par l’équipe du GMF. C’est pour cela que j’ai rappelé ce qu’on a fait précédemment avec les pharmaciens et les infirmières, donc je n’ai plus besoin d’en parler. Le plus bel exemple, c’est le guichet d’accès pour les patients qui n’ont pas de médecin de famille à Rimouski, le GAP. Ils n’ont pas eu besoin du projet de loi pour faire ça. Un patient qui appelle, on le redistribue soit au pharmacien, soit à une IPS ou à un médecin. Si le CISSS du Bas-Saint-Laurent n’a pas eu besoin du projet de loi 11 pour déployer son guichet d’accès, à quoi sert donc ce projet de loi? C’est une question de gestion. Au début des années 2000, le rapport de la commission Clair sur l’avenir du système de santé mentionnait déjà le problème: les directions régionales de médecine générale, les DRMG, n’avaient pas les informations de gestion pour leur région. Elles ne savaient pas quelle est la charge du médecin dans sa communauté. Vingt ans plus tard, on n’a toujours pas ces informations. Et quand on arrive aux PREM, je ne suis pas capable d’en discuter avec les DRMG. Le PL11 est vraiment un projet de gestion, car je voudrais que l’information qui est disponible pour le ministre à des fins de négociation soit disponible au DRMG à des fins de gestion pour être capable de bien comprendre la charge des médecins. Le grand principe dont vous allez entendre parler dans le cadre du plan de la santé, c’est la décentralisation. Je veux que l’information de gestion soit décentralisée pour qu’un DRMG puisse dire s’il manque de médecins dans sa région. Lire aussi: La FMOQ vent debout contre le projet de loi 11 Cette information sur le quotidien des médecins ne risque-t-elle pas d’être partielle ? Vous aurez un portrait des capacités de rendez-vous, mais pas des activités connexes effectuées par les médecins — l’urgence ou les tâches administratives, par exemple. On est dans le cœur du PL11. Mettons qu’il y a 10 médecins dans un GMF ou 100 médecins dans une grande région. Ce que je veux savoir, et c’est très important, c’est s’il y a des omnipraticiens qui sont excellents, mais qui ne peuvent malheureusement pas faire de la prise en charge parce qu’au fil de leur carrière, ils sont allés faire de l’urgence, ils ont décidé de faire de la recherche et font seulement deux jours de prise en charge. Il faut que je le sache et, en ce moment, je ne le sais pas. Mes DRMG non plus. C’est ce à quoi je réfère quand je parle d’information de gestion. Si, parmi mes 10 médecins, j’en ai seulement 7 qui ont la capacité de faire de la prise en charge, il faut qu’on le sache. C’est ce que je dis souvent au Dr Amyot [NDLR: le président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec]: «Vous seriez peut-être les premiers bénéficiaires si nous avions cette information de gestion pour mieux nous entendre sur le personnel suffisant par région.» En ce qui a trait aux rendez-vous, c’est la deuxième partie du projet de loi. Quand un patient orphelin appelle au guichet d’accès, on veut pouvoir lui donner accès à un rendez-vous sur une base hebdomadaire. Cela nécessite des disponibilités supplémentaires pour ces personnes-là, qui n’ont pas de médecin de famille. Cela fonctionne tellement bien à Rimouski que l’on veut l’implanter partout. Le texte du PL 11 prévoit que le ministère de la Santé peut aussi déterminer dans quelle mesure un médecin devrait se rendre disponible pour la clientèle orpheline. Il peut également déterminer le pourcentage de disponibilité d’un médecin du lundi au vendredi, avant 8 h et après 19 h, ainsi que le samedi et le dimanche. Comprenez-vous les craintes et les réticences des omnipraticiens à ce sujet? Car, avec cette mesure-là, on n’est plus dans la gestion, mais dans l’organisation du travail des médecins. Ce qui a été extraordinaire au Québec depuis le rapport de la commission Clair, c’est l’avènement des GMF. Ils ont permis justement de sortir les médecins de l’hôpital — même s’il en reste encore beaucoup trop aux urgences — en les aidant dans les coûts d’opération de leurs cliniques. En même temps, il faut s’assurer que les GMF sont là pour aider la prise en charge. Est-ce qu’ils ont des heures de disponibilité le soir et les fins de semaine, etc.? La seule raison pour laquelle on a besoin de cette granularité d’information, c’est pour être capable de montrer qu’on a la panoplie de rendez-vous disponibles pour toute la semaine. C’est uniquement ça, notre besoin. Quand un patient qui n’a pas de médecin de famille appelle, il faut que la personne qui lui répond puisse lui dire si tel ou tel médecin a de la disponibilité. S’il n’a pas de disponibilité avant 8h et après 19h, vous pourriez néanmoins contraindre un médecin à se rendre disponible à ces horaires-là. Ce n’est pas le PL11 qui va permettre ça, c’est le contrat de GMF. C’est pour cela que je veux régler ça rapidement, car les contrats se signent habituellement à partir du 1er avril. Je veux voir s’il me manque des rendez-vous, c’est pour cela qu’on doit avoir accès à ces informations de gestion pour être capable, localement, de déterminer si l’on a tous les médecins qu’il faut. Si on se rend compte qu’il en manque, on en ajoutera. Je pense que ce modèle de prise de rendez-vous qui fonctionne vraiment bien à Rimouski, il faut l’amener un petit peu partout. Lire aussi: La réalité des médecins de famille n’est pas comprise, souligne le CQMF Depuis la loi 20 en particulier, les médecins se sentent constamment attaqués sur le travail et les heures qu’ils effectuent, comme lors du discours inaugural du premier ministre à l’automne dernier qu’ils ont perçu comme du «docteur bashing». Au-delà du PL11, comment percevez-vous les médecins de famille? Sont-ils un problème ou font-ils vraiment partie de la solution? Au Trésor, j’étais dans un environnement excessivement difficile avec les spécialistes. Les gens en avaient ras-le-bol. On entendait parler de primes à la jaquette, etc. Quand je me suis assis avec la Dre Francoeur [NDLR: l’ex-présidente de la Fédération des médecins spécialistes du Québec], je lui ai dit: «Si on peut se rendre service, c’est d’enlever cette mauvaise réputation des spécialistes», que tout le monde disait surpayés. C’est drôle, on n’en entend plus parler. Moi, j’ai réglé ce problème. J’ai travaillé très positivement avec les spécialistes, on a négocié et on s’est entendu. Je suis un gestionnaire, c’est sûr que mon approche en est une de négociation, ça, c’est certain, je suis comme ça. Je ne suis pas dans le bashing du tout, les gens peuvent vous le dire. Et j’ai dit au Dr Amyot que je suis là pour trouver des solutions pratiques et pérennes. C’est pour cela que j’ai limité mon projet de loi, je n’ai pas parlé de pénalités. J’ai été très, très clair: ça me prend une analyse par région, et ça me prend des disponibilités de rendez-vous pour mes patients orphelins. C’est tout ce que je demande. Je suis sûr qu’on va arriver à s’entendre, mais je peux comprendre les médecins de famille. J’ai travaillé dans d’autres organisations, et j’ai déjà dit que la résistance au changement est normale. Mais il faut aussi regarder ma carte de visite, ce que j’ai fait, et je vous répète que je ne suis pas dans le bashing. Au contraire, je suis un gestionnaire qui veut trouver des solutions, comme celle qui marche à Rimouski. Je ne veux plus que la prise en charge repose uniquement sur le médecin, mais qu’elle soit assumée par les autres professionnels aussi. La pandémie nous a montré qu’on pouvait travailler avec ces autres professionnels; la vaccination en est un bon exemple. On l’a institué par décret, mais là, il faut que je fasse cela de manière permanente pour que dans les GMF, la prise en charge interdisciplinaire soit officialisée. Est-ce que la personne de référence peut être une infirmière clinicienne? Si la réponse est oui, il va falloir que je le mette dans un projet de loi quand on va faire le transfert de nos mesures par décret dans une loi permanente. Si je dépose un projet de loi monstre, dans six mois, on va en parler encore. C’est un petit peu ça mon approche, j’ai voulu faire quelque chose de très, très simple. En parlant d’interdisciplinarité, tout le monde y est favorable et la pandémie nous a effectivement montré avec la vaccination qu’on peut la mettre en action d’une belle façon. Cela dit, les effectifs en GMF et les financements sont insuffisants. Les pharmaciens y travaillent à temps partiel, les infirmières sont renvoyées dans les hôpitaux, etc. Que comptez-vous faire? Il faut trouver la façon d’opérer la transition. À terme, le GAP, ce guichet dont je vous parle depuis le début, ne doit pas être uniquement orienté vers les GMF, mais vers les autres pratiques. J’en reviens à la vaccination. Rappelez-vous quand vous preniez votre rendez-vous sur Clic Santé, vous rentriez votre code postal, et on vous demandait si vous vouliez aller dans un centre de vaccination ou dans une pharmacie de votre région. À mon avis, c’est la même chose que l’on doit faire: on n’a pas besoin d’avoir le pharmacien dans le GMF, on a besoin de ce filtre qu’on appelle le GAP — que l’on va rendre accessible par téléphone au début, parce qu’on a une clientèle plus âgée, et qui le sera aussi par le web ensuite. Cette répartition entre les professionnels fonctionne très bien à Rimouski. J’ai l’impression que tous nos GMF vont être connectés au GAP d’ici la fin de l’été. C’est gros ce que je vous dis là. Cette organisation, cette méthode qu’on commence à implanter en Mauricie, en Montérégie, au Saguenay, c’est elle qui va faire la répartition entre les GMF et les pharmacies. À Rimouski, avec le GAP, un rendez-vous sur deux qui allait avant en GMF est allé ailleurs. C’est énorme! On a des médecins qui disent maintenant qu’ils sont capables de donner deux ou trois rendez-vous au répartiteur, car ils ont moins de patients qui viennent les voir. Ils n’ont pas besoin de travailler plus fort, mais ils vont travailler avec des patients qui ne viendront pas les voir pour un ongle incarné. N’est-il pas nécessaire de revoir le modèle de rémunération des médecins pour favoriser cette interdisciplinarité? Aujourd’hui, le paiement à l’acte n’encourage pas à la délégation de certaines activités, comme les suivis des bébés et des jeunes enfants par exemple, qui sont très payants pour les médecins. Je suis convaincu que oui, mais il faut le faire par étapes. Quand on essaye de tout régler en même temps, on ne fait rien. Les médecins y sont favorables, ils veulent une nouvelle méthode. Je pense qu’il faut passer à la capitation, particulièrement pour les omnipraticiens et pour la conciliation travail-famille. Je crois qu’il faut d’abord et avant tout avoir une meilleure représentation de la demande; les fameux P4 et P5 qu’on peut confier à d’autres professionnels. Par contre, si on veut tout faire en même temps, on ne réussira jamais. J’aimerais qu’on règle le PL11 pour que l’on comprenne bien notre potentiel de médecins et pour pouvoir aider les gens qui ne peuvent pas en avoir un en leur offrant un minimum de rendez-vous. Modifier la rémunération dans la prochaine année, c’est mon objectif, mais, en ce moment, je me consacre à la prise en charge. Lire aussi: L’heure est peut-être venue de réinventer la première ligne, croit le Collège Tant qu’à parler rémunération, évoquons celle des pharmaciens. La révision de leur rémunération est-elle sur votre écran radar? Ils la demandent depuis longtemps, et plus spécifiquement depuis les lois 41 et 31. Je veux souligner que les pharmaciens nous ont donné un grand coup de main, leur contribution à la campagne de vaccination a été incroyable. Je l’ai dit à Benoît Morin [NDLR: le président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires], avec qui nous avons une très bonne collaboration, que nous étions prêts à revoir leur rémunération. Plus on va augmenter la rémunération des services, et plus uniquement celle en lien avec les médicaments, plus ils vont être intéressés à offrir ces services et on aura un meilleur équilibre avec les médecins. Ça va ensemble. Nous allons régler le PL11 et ensuite nous nous pencherons sur le mode de rémunération des pharmaciens. Pour conclure, projetons-nous dans l’après-pandémie: quel serait votre réseau de la santé idéal? J’ai toujours dit que je voulais un réseau plus humain, autant pour le patient, pour l’employé que pour le chercheur. Ce qu’on a vécu avec la vaccination, les gens ont aimé ça. Ils n’attendaient pas pour prendre leur rendez-vous, ils étaient capables d’aller en ligne, de le réserver. Ils arrivaient ensuite dans un centre de vaccination où les gens étaient heureux, souriants, ils étaient accueillis, ils n’attendaient pas 12 heures comme à l’urgence… Plus humain donc, mais aussi plus performant. Ai-je ajouté de la valeur à mon processus? Et je pense encore une fois qu’avec la vaccination, ça a fonctionné. Les gens qui voulaient se faire vacciner prenaient rendez-vous avec leur téléphone ou leur ordinateur et deux jours après, ils étaient vaccinés. C’est ça que je veux reproduire, c’est ma vision du réseau de la santé. C’est sûr que dans cette vision, et dans mon plan de la santé, la question des systèmes informatiques est majeure. L’un de mes prédécesseurs, Gaétan Barrette, dit qu’il a manqué de temps. J’espère que notre gouvernement aura le loisir de mettre en place le plan que je vais déposer. J’y crois beaucoup, parce que les Québécois doivent avoir un meilleur système de santé, plus humain, plus performant, mais pour cela, il faut s’attaquer aux problèmes, il faut s’attaquer aux systèmes informatiques, il faut s’attaquer aux ressources humaines, il faut s’occuper de l’accès aux données pour avoir un dossier numérique. Si on ne s’y attaque pas, on ne changera pas la façon de faire. Elle est peut-être simpliste, mais c’est ma vision. La commission Clair avait fait tout un travail en 2000, un rapport de 400 pages, mais la moitié des recommandations n’ont pas été appliquées. Quand vous regardez ces recommandations, je n’ai pas besoin de réinventer la roue. Si on a un mandat qui nous permet de continuer à faire ce qu’on a appris durant la pandémie, je pense qu’on aura un meilleur système de santé dans les prochaines années. Les médecins, c’est un élément important [de cette équation], c’est pour cela que je m’en occupe présentement.

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