Entrevue avec Chantal Fortin et Gyslaine Desrosiers: «Malgré un contexte difficile, les IPS ont su faire leur place»

Un peu plus de cinq ans après l’arrivée des premières infirmières praticiennes spécialisées (IPS), les défis restent nombreux afin de leur permettre de pleinement prendre leur place dans le réseau de la santé.Pour le moment, peu de patients peuvent bénéficier des soins et de la prise en charge globale qu’offrent les 182 IPS présentement certifiées selon les données de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ), mais ce nombre est appelé à prendre de l’ampleur au cours des prochaines années, notamment avec l’arrivée dans le réseau de plusieurs centaines d’IPS au cours des prochaines années, en particulier dans les soins de première ligne.À cela, il faut ajouter la création prochaine d’une spécialité IPS en oncologie, qui viendra s’ajouter à celles déjà existantes de cardiologie, de néphrologie et de néonatalogie, selon ce qu’a laissé entrevoir à la fin de 2012 la directrice des soins infirmiers du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), Danielle Fleury.Pour dresser un portrait de la situation des IPS en 2013 et voir aussi ce qui les attend au cours des prochaines années, deux infirmières sont des références incontournables : Chantal Fortin et Gyslaine Desrosiers.Chantal Fortin est une des premières IPS formées au Québec à avoir obtenu son permis de pratique et elle exerce aujourd’hui à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal en néphrologie. Elle est également l’actuelle présidente de l’Association des infirmières praticiennes spécialisées du Québec (AIPSQ).Gyslaine Desrosiers a de son côté été présidente de l’OIIQ de 1992 à 2012. Elle a été partie prenante de toutes les discussions menant à la création de la profession d’infirmière praticienne spécialisée. Elle est aujourd’hui analyste-expert du système de santé. Quel est votre bilan de la création et du déploiement de la profession d’infirmière praticienne spécialisée jusqu’à présent ? Chantal Fortin : Que nous ayons été en mesure d’effectuer un tel changement si rapidement dans le réseau de la santé, j’estime que c’est une preuve d’un bilan positif, même si je ne cacherai pas que j’ai parfois eu quelques doutes en cours de route tellement les obstacles étaient nombreux.Gyslaine Desrosiers : Je suis d’accord avec Chantal. Dans un contexte très difficile, voire défavorable, les infirmières praticiennes ont su faire leur place. Elles ont gagné l’estime de la population et des médecins. Il n’y a eu aucun incident de parcours depuis leur arrivée dans le réseau, malgré le fait que tous les regards étaient sur elles.Qu’elle est l’avancée la plus notoire pour les IPS ? Chantal Fortin : Si je dois cibler un élément bien précis, je dirais la décision du gouvernement de financer la création de postes d’infirmières praticiennes en soins de première ligne. On a vu très rapidement l’impact de cette mesure sur le nombre d’admissions dans les programmes de formation. Il reste cependant à uniformiser leur déploiement, car chaque agence régionale semble avoir ses propres critères.Gyslaine Desrosiers : Il est vrai que nous sommes sur le point de franchir un seuil critique avec les infirmières praticiennes de première ligne. Leur présence sera bientôt significative. Quand je vois où nous en étions il y a dix ans à peine et où nous sommes aujourd’hui, nous avons réussi à faire des IPS une réalité pour les patients. Nous entrons dans une nouvelle phase, celle de la consolidation. Il faut aussi souligner le changement de « mentalité » des médecins par rapport aux IPS.Estimez-vous que les médecins sont plus collaboratifs ?Gyslaine Desrosiers : Oui. C’est très différent de nos jours. Les médecins n’ont pas une opinion aussi monolithique qu’on peut le croire. Je pense que cela est particulièrement vrai du côté des médecins spécialistes, dont plusieurs ont côtoyé des infirmières praticiennes lors de leurs séjours de formation aux États-Unis pour se surspécialiser. Quant aux omnipraticiens, ils sont plus récalcitrants parce que les IPS leur ont été imposées.Chantal Fortin : Il y aura toujours des milieux plus résistants, mais les progrès sont notables. Un néphrologue m’a déjà dit qu’il considérait que les IPS représentent un « plus » pour les patients, un « plus » pour les autres infirmières et un « plus » pour les néphrologues. Je pense qu’il y a dans ces paroles une reconnaissance du fait que les IPS offrent une qualité de soins et une accessibilité incomparables.Y a-t-il encore un besoin de clarifier le concept de l’autonomie des IPS auprès des médecins ? Chantal Fortin : Oui. La « supervision directe » est un terme qui revient encore trop souvent, alors que l’on devrait davantage parler d’accompagnement et d’un certain droit de regard des médecins sur la qualité de l’acte.Si l’IPS est autonome, alors il faut lui donner la marge de manœuvre dont elle a besoin comme professionnelle. À titre d’exemple, j’ai présentement l’autorisation de prescrire un traitement pour la glande thyroïde et je ne suis pas à l’aise puisque mes connaissances sur le sujet sont limitées. Je ne le prescris donc pas, exactement comme le ferait un médecin.Gyslaine Desrosiers : Je comprends en partie les réticences des médecins par rapport à l’autonomie des IPS puisqu’il n’y a jamais eu de tournée provinciale pour bien leur expliquer leur rôle et leur faire comprendre qu’elles sont des professionnels de la santé à part entière. Ceci étant dit, c’est peut-être un problème québécois puisque les sages-femmes et les optométristes éprouvent des difficultés similaires avec les médecins, difficultés que l’on ne retrouve pas ailleurs.Si vous aviez à nommer le principal obstacle qu’ont dû surmonter les IPS, quel serait-il ? Chantal Fortin : Selon moi, les liens avec les différentes instances avec lesquelles nous devons communiquer, comme la Société de l’assurance automobile du Québec, la Commission de la santé et de la sécurité du travail ou certaines instances professionnelles, comme l’Ordre des pharmaciens du Québec, ont été mal orchestrés. Beaucoup d’organismes ou de professionnels de la santé n’étaient pas préparés à notre arrivée.Gyslaine Desrosiers : Chantal souligne ici un point important. Ce n’était pas normal que ce soit à l’OIIQ ou aux IPS elles-mêmes de faire la coordination avec toutes ces instances. Le Ministère, en particulier, a manqué de leadership à ce chapitre.Mais, comme je l’ai déjà souvent mentionné, le principal obstacle auquel doivent faire face les IPS est le manque de financement, surtout du côté des spécialités hospitalières, car cela a un impact sur l’attrait à la profession et, conséquemment, sur les programmes de formation offerts par les universités.Comment pouvons-nous sortir de cette situation où la création de postes IPS est encore aujourd’hui relativement rare dans le réseau ?Gyslaine Desrosiers : Le Ministère doit avoir une vision axée sur l’organisation des services et cesser de se limiter à des plans d’effectifs. Quels résultats veut-il obtenir dans un secteur clinique donné ? Combien a-t-il besoin d’IPS pour y parvenir ? Combien de facultés universitaires doivent être mises à contribution pour former ce nombre ? Comment le travail doit-il être réparti entre les médecins et les IPS ?Quant aux médecins, ils doivent monter au front. Ils doivent aller convaincre le Collège des médecins du Québec et le Ministère qu’ils ont besoin des IPS. Les hémato-oncologues veulent des IPS, mais ils ont laissé les infirmières en faire une revendication. Il ne faut plus que les IPS soient dans une bulle.Chantal Fortin : Pour éviter l’isolement, j’ajouterais il faut que les postes d’IPS soient créés en dyade et non pas en solo, car c’est très difficile pour l’infirmière de faire sa marque quand elle est seule.En première ligne, croyez-vous que l’augmentation du nombre de médecins risque de nuire au déploiement des IPS ?Chantal Fortin : Il faut que l’on cesse de voir les IPS comme des personnes qui empiètent sur les compétences des médecins. S’il y a un nombre plus grand de médecins et d’IPS, ce seront les patients qui seront gagnants.Gyslaine Desrosiers : C’est un argument du syndicat des médecins omnipraticiens que s’il y avait plus de médecins, nous n’aurions pas besoin des IPS. Comprenons-nous bien : les omnipraticiens sont d’excellents diagnosticiens, mais c’est une fausse prémisse. Comme le démontrait récemment l’ancien ministre Claude Castonguay, on voit qu’il y a plus de médecins aujourd’hui, mais pas plus de services.À cette étape-ci du déploiement des IPS, est-il nécessaire de revoir ou de bonifier leur formation universitaire ?Gyslaine Desrosiers : La formation des IPS est de haut niveau. Mais, comme dans tout programme universitaire, il est normal que certains ajustements soient apportés. J’ajouterais qu’il est cependant un peu trop tôt pour faire une bonne évaluation des programmes puisqu’il y a encore trop peu d’étudiantes.Concernant la formation, j’ai un certain regret à ne pas avoir tenté d’en faire davantage, à un certain moment, pour convaincre les facultés de créer un doctorat professionnel pour les IPS, comme ceux qu’ont aujourd’hui les pharmaciens et les optométristes. Chantal Fortin : Nous sommes parmi les IPS les mieux formées au monde. Je ne crois pas qu’il faille accroître encore la formation. Par contre, il faut intégrer davantage de cas cliniques à la théorie, car nous sommes plongées assez rapidement dans des situations pratiques dès que nous commençons à travailler. Je crois également que nous aurions besoin d’un nombre plus grand d’IPS qui enseignent dans les programmes.Cette entrevue est également publiée dans le plus récent numéro du Journal de l’Association des infirmières praticiennes spécialisées du Québec.

Entrevue avec Chantal Fortin et Gyslaine Desrosiers: «Malgré un contexte difficile, les IPS ont su faire leur place»

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes