«Donnons aux docteurs sans qu’ils nous donnent en retour, ça, c’est terminé!» -- Dr Antoine Groulx

Le Dr Antoine Groulx* est médecin de famille à Gaspé. Il vient d’être nommé directeur de l’organisation des services de première ligne intégrés au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Un dossier chaud n’attendra pas l’autre, pour ce médecin de 35 ans. Entrevue.Quels sont vos objectifs, en entrant au MSSS?«Organiser et intégrer pour tous les Québécois une gamme complète de services de première ligne accessibles, de qualité, efficients et centrés sur les patients dans un esprit de continuité et de proximité». Voilà la mission.Donner ainsi accès aux soins en temps opportun implique d’intégrer la première ligne dans toutes ses dimensions: avec les autres professionnels, infirmières en tête, avec la santé publique, etc.La médecine de famille semble assiégée de partout, ces temps-ci…Elle est bafouée, notamment parce que les médecins de famille posent une quantité de gestes qui peuvent être délégués à d’autres. La vaccination en est l’exemple classique. Ça devient pour le médecin du gaspillage de compétences et de temps. Il doit se concentrer sur les diagnostics et les pathologies complexes.Est-ce pour des raisons strictement financières que la situation perdure?Entre autres. Les docteurs disent travailler très fort et je n’en doute pas. Mais travaillent-ils au bon endroit, posent-ils les gestes qui apportent une réelle plus-value au patient? J’ai plutôt le sentiment que bien souvent, leur expertise est mal utilisée.Soigner des rhumes par exemple, d’autres professionnels peuvent s’en charger. Actuellement, c’est vrai qu’il est plus facile, et plus payant, de voir un patient avec un rhume qu’une personne avec un lourd problème de santé mentale, le médecin sachant qu’il aura difficilement pour elle accès au soutien psychologique.Comment renverser la vapeur?En peaufinant la stratégie d’augmentation de la rémunération des médecins. Mieux vaut cibler, pour ces hausses, les actes où ils apportent une expertise unique, non livrable par d’autres. On ne peut plus se limiter à une négociation appuyée sur des intérêts corporatistes immédiats.Il s’agit désormais de partir de la situation vécue par le patient: il veut voir en temps opportun un professionnel qui va s’occuper de lui. Appelons-le comme on veut -- coordonateur de cas ou autre --, mais qui s’occupera de lui vraiment, quitte, au besoin, mais au besoin seulement, à le référer à l’expert qu’est le médecin. En régularisant mieux l’apport de chaque profession, on amoindrirait les effets de la pénurie tout en faisant baisser le niveau de détresse des docteurs.À quoi attribuez-vous ce niveau élevé?Entre autres au fait que le médecin ne fait pas ce pour quoi il est formé. Si vous demandez à un philosophe d’entrer des données techniques à longueur de journée, ou à un informaticien de remplacer un travailleur social, bonjour la motivation! Or, remplir des formulaires par exemple, quand on est formé pour faire de la médecine, c’est plutôt moyen comme motivation.Tout ce changement peut se faire avec la collaboration de tous, universités, Collège, etc. Avec les syndicats aussi, dont le rôle premier consiste à répondre aux besoins immédiats des membres. Cela dit, il faut aussi une vision à long terme.En matière de médecine de famille, n’est-ce pas la première ligne contre l’urgence?Il faut les deux, puisque l’essence même de cette médecine, c’est la polyvalence; un médecin de cabinet gagne à acquérir des compétences en hospitalisation et à l’urgence. Un médecin d’hôpital gagne à connaître les réalités d’un cabinet privé.Le ratio de ces activités reste toutefois à déterminer, mais il semble qu’autour de 30 à 50% d’activités en établissement, ça va. Au-delà et en deça, les données probantes montrent que les indicateurs de performance tendent à diminuer.Les activités médicales particulières (AMP) sont de plus en plus remises en cause. Faut-il les abolir?Elles sont devenues des obligations fallacieuses qui ne transforment pas fondamentalement les intentions de pratique des jeunes médecins. Ramener les jeunes docteurs en cabinet et trouver l’équilibre avec l’hôpital pourrait se faire, comme avec l’introduction récente des AMP mixtes et en redéfinissant les AMP en fonction d’une approche de groupe locale.Dans une équipe, par exemple, tous les médecins n’ont pas à tous faire la même chose. On peut miser davantage sur la complémentarité: tel médecin qui ne fera pas d’hôpital s’engagera, en revanche, à faire le suivi des patients dans la communauté, etc. Il faut rendre à cet égard les DSP et chefs de DRMG plus imputables et en contrôle.Les jeunes médecins, dit-on, ne veulent plus de la pratique en cabinet privé…Peut-être aussi parce qu’on ne les a pas formés à ces réalités. Là, on pourrait s’inspirer de la médecine dentaire, où l’université forme les dentistes à tous les aspects de leur profession, y compris au volet «affaires» (organisation, gestion de personnel, finances, etc.).Par ailleurs, nos médecins de famille sont formés dans les UMF. Or cette pépinière est un peu déconnectée de la réalité des cabinets privés.L’unité de médecine familiale (UMF) formelle, telle qu’on la connaît, a-t-elle encore sa pertinence?De moins en moins. D’abord, en raison des technologies qui permettent une formation centralisée et des systèmes de supervision à distance. Ensuite, parce que la vaste majorité des médecins de famille qui y sont formés n’y travailleront pas. Ils choisiront plutôt les cabinets ou les établissements.L’expertise des UMF se limitera ainsi bientôt aux compétences pédagogiques des enseignants. Les médecins de cabinets auront donc toujours besoin de collaborer avec ces sites, mais dans un modèle à revoir.Comment voyez-vous la pratique des jeunes médecins, eux dont on dit qu’ils travaillent moins que leurs aînés…Dans un régime public comme le nôtre, la médecine, c’est de la «business à risque nul». Je ne connais pas un médecin au chômage au Québec, du moins pas encore. Alors, le jeune médecin part avec une cible de revenu et s’il peut l’atteindre en travaillant moins d’heures, il le fera.Un jeune docteur qui veut payer ses dettes va travailler en établissement. Il prend goût peu à peu à l’hôpital, mais quand il a ses enfants, l’obligation de garde lui pèse et il envisage alors la pratique en cabinet, qui offre une plus grande souplesse d’horaires. C’est là une réalité de cycle de vie.Le ministre Hébert a dénoncé le non-respect des ententes par les groupes de médecine de famille (GMF), notamment pour les cibles d’inscription et les heures d’ouverture (voir notre article). N’est-ce pas préoccupant?Oui, car la population est en droit de s’attendre à des services. Les GMF -- plus de 80 millions $ annuels récurrents -- font bien des choses, mais sur le volet «ouverture aux heures défavorables», là où c’est sensible politiquement, ils sont pris en défaut.Voilà l’exemple d’une dérive due à une interprétation lâche des ententes établies par la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) et le MSSS. Les deux parties en sont responsables. Les dernières hausses salariales accordées aux médecins ne passent pas dans la population, car elles sont trop en décalage avec la réalité publique. Qu’en pensez-vous?Ce qui ne passe pas, ce ne sont pas tant les hausses en soi que le fait que la population n’a pas vu une amélioration correspondante des services. On l’a constaté avec la récente épidémie de grippe durant les Fêtes, pendant les vacances des docteurs. La capacité de réaction de la première ligne, sa mise sous tension en cas d’imprévu, a montré qu’elle était très faible.Heureusement, à Montréal et dans quelques autres régions, des cliniques réseaux ont sauvé la mise. Ces réalités illustrent ce qui s’en vient: les autres professions de la santé vont être partout où le docteur n’est plus. Et si le docteur n’y est plus, qu’il se pose des questions!Quel est le statut réel du médecin, au fond: employé de l’État ou professionnel autonome? Ne joue-t-il pas sur les deux tableaux?Le statut est effectivement ambigu. L’argent est le nerf de la guerre et l’arrivée de l’incorporation semble apporter un nouveau souffle à la vision du médecin comme professionnel autonome. Être son propre boss, ça reste fort, et l’incorporation renforce ce sentiment.Moi, je dis: «OK, soyez votre propre boss, mais donnez le service!» Que diriez-vous d’engager un plombier pour réparer votre lavabo et quand vous rentrez, rien n’est fait. La fois suivante, vous prendrez un autre plombier. Quel est votre rôle, face à ce scénario?Il consiste à allumer les médecins de famille aux réalités du terrain, à leur montrer à quel point la population, qui est en droit d’obtenir des services, est désemparée de ne pas les avoir. «Donnons aux docteurs sans qu’ils nous donnent en retour, ça, c’est terminé!» Je suis persuadé qu’ils peuvent être allumés en faisant vibrer leur fibre de professionnels responsables.Par ailleurs, il y a une réflexion à mener sur la formation des médecins de famille, alors que le spectre de connaissances à acquérir s’élargit sans cesse. Les autres professionnels rehaussent constamment la leur (une infirmière praticienne spécialisée de première ligne [IPSPL], c’est cinq ans d’études plus deux ans de pratique, contre six à sept ans d’études pour un médecin de famille).Si rien ne bouge, où s’en va-t-on?La première ligne médicale risque alors de se retrouver bien vite prise en étau, entre:d’une part, les autres professions qui poussent pour occuper le champ laissé vacant par le médecin de famille;de l’autre, les autres spécialistes qui feront rouler l’hôpital, avec quelques grosses cliniques externes et des soins à domicile dispensés par des infirmières.À terme, et en vertu de la seule loi de l’offre et de la demande, le pouvoir de négociations des médecins va s’effriter. C’est le scénario qui guette les médecins de première ligne, s’ils ne réagissent pas.Où est le leadership médical? N’a-t-on pas le sentiment que plus personne n’est imputable?Il faudra revoir les choses, là aussi. Le chef du DRMG relève du PDG de l’Agence de santé, mais il est payé par la RAMQ/FMOQ. Même chose pour le chef de département clinique. Chacun fait son travail pour l’hôpital, mais pas pour le réseau local. Et puis, le travail de DSP est une tâche de missionnaire, mal payée.Je suis confiant cependant de pouvoir élargir la petite ouverture que je perçois avec les GMF. On peut en effet mieux les «arrimer» aux établissements.Qu’attendez-vous des médecins de famille, en somme?Ils soignent bien leurs patients individuels, mais c’est triste de voir, dans le tableau d’ensemble, qu’ils se préoccupent si peu du sort de la multitude qui n’a pas accès aux soins. Cette vision communautaire, ou «populationnelle», fait cruellement défaut et cela, le public ne l’accepte plus.*Ex-président du Collège québécois des médecins de famille (CQMF). Il y siège encore comme président du conseil d’administration.

«Donnons aux docteurs sans qu’ils nous donnent en retour, ça, c’est terminé!» -- Dr Antoine Groulx

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