«Où s’en va la médecine de famille?»: les doléances des omnipraticiens

Dans le cadre d’un dossier sur les évolutions récentes, et à venir, de la médecine de famille (Où s'en va la médecine de famille?), nous avons sondé près d’une douzaine d’omnipraticiens afin de prendre le pouls de la profession. Qu’ils soient en début de carrière ou proche de la retraite, qu’ils exercent en région ou en milieu urbain, qu’ils aient une pratique mixte ou se consacrent exclusivement au bureau, ils ont tous des doléances liées aux irritants du quotidien. Petite revue de détail de celles qui reviennent le plus souvent et le plus spontanément. La paperasse Sondage après sondage, c’est la complainte numéro 1 des omnipraticiens. Ils estiment qu’ils passent trop de temps dans la paperasse, au détriment du temps passé avec leurs patients. «La médecine est de plus en plus cléricale. Depuis 20 ans, les formulaires en tous genres et les références médicales pour tout et rien se sont multipliés», déplore cette médecin tout juste retraitée. Spécialistes, départements d’hôpital, services sociaux, assurances privées, «chacun à sa propre paperasse à remplir. Il faut que le patient rentre dans des petites cases, mais il y a beaucoup de zones grises en médecine. C’est incroyablement irritant». Pour Nadia Sourial, c’est devenu «un problème criant qui complexifie le travail des omnipraticiens». La professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal s’appuie sur un rapport publié dernièrement par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI). Celui-ci évalue que les médecins québécois — omnipraticiens et spécialistes — consacrent annuellement quelque 4,4 millions d’heures à des tâches administratives superflues. «Les médecins de famille y passent en moyenne deux heures par jour. Si on pouvait minimiser ce temps-là, ce serait un levier porteur pour favoriser l’accès», affirme la chercheuse spécialisée dans l’organisation de la première ligne. Le Dr Simon-Pierre Landry considère pour sa part qu’il s’agit avant tout d’optimisation des ressources dans un contexte de rareté. «Il y a tellement d’inefficacité et de gaspillage dans le réseau de la santé», constate l’omnipraticien établi à Mont-Tremblant, dans les Laurentides. «À quoi bon payer cher un médecin de famille pour faire des tâches inutiles, comme remplir des formulaires superflus?» Le dirigisme du MSSS «Avant, on s’organisait entre médecins pour répondre aux besoins de la population en combinant pratique perso en cabinet et pratique communautaire ou hospitalière. C’était un modèle souple, qu’on gérait entre nous. On se sentait interpellés et on était collectivement imputables», se souvient avec nostalgie le Dr Michel Breton, ancien président de l’Association des médecins omnipraticiens de Laval. «Aujourd’hui, tout vient d’en haut, on nous impose des règlements; ça déresponsabilise, notamment les plus jeunes, qui s’impliquent moins et ne prennent pas plus de patients inscrits qu’il n’en faut», observe le boomer qui s’assume. Sa consœur Sophie Carrière estime qu’elle a eu la chance de débuter sa carrière avant les réformes de Gaétan Barrette «qui nous ont fait perdre en autonomie». À la fin de sa résidence en médecine de famille, elle a «pu (s)’organiser une pratique polyvalente, faire plein de choses. Aujourd’hui, entre les PREM [plans régionaux d’effectifs médicaux] accordés par le RLS [réseau local de santé] et les AMP [activités médicales particulières], un finissant ne peut pas arrimer sa pratique comme il veut», regrette l’omnipraticienne-obstétricienne basée sur la Rive-Sud de Montréal. Particulièrement irritée par ces «obligations partout (qui) changent tout le temps», elle considère que «plus on contrôle, moins on donne d’autonomie, plus on tue les initiatives locales» alors que «ceux sur le terrain connaissent les besoins locaux». À lire aussi: L'augmentation du nombre de médecins ne résout pas le problème, elle en crée un Les contrats de groupes de médecine de famille (GMF) Avec du recul, la Dre Odile Kowalski pense que l’«on a mis la main dans le tordeur avec le PPP [partenariat public-privé] des GMF. On a réduit nos frais de bureau de 15%, mais, en contrepartie, on doit se conformer à des ententes des plus en plus astreignantes», signale la médecin responsable de la clinique médicale L’envolée, dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville, au nord de l’Île de Montréal, qui n’imaginait pas que «ce serait aussi lourd sur le plan administratif». Autrefois trisannuels, les contrats de GMF sont désormais annuels «et changent tous les ans. Chaque renouvellement nous prend deux mois de travail», estime la clinicienne, qui doit ensuite courir après les remboursements ou les personnels promis. «Il faut supplier, renvoyer des demandes, faire des suivis pendant des mois. Ça draine énormément d’énergie.» La relation avec les spécialistes Un médecin de famille bientôt sexagénaire de la région de Québec, qui souhaite garder l'anonymat, se souvient d’un temps que «les jeunes docteurs ne peuvent pas connaître». Celui «où on prenait le téléphone pour parler aux spécialistes et leur présenter notre cas avant d’éventuellement lui référer. Aujourd’hui, on n’a pas le choix de passer le CRDS [le centre de répartition des demandes de services]. Ils sont impossibles à rejoindre, ne répondent plus aux messages. C’est un enfer pour obtenir des rendez-vous». «Nous aussi on a un beau diplôme de spécialité», poursuit cet autre omnipraticien sur la Rive-Nord de Montréal, «mais on reste des médecins de deuxième ordre. On est deux fois moins payés que les spécialistes tout en ayant quatre fois plus de contraintes d’exercice», déplore ce quinquagénaire qui comprend parfaitement les jeunes qui choisissent la médecine de spécialité: «Je ferais comme eux. C’est plus payant, et tu as moins d’irritants.»

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