Discussion: donner de la place à une médecine plus humaniste

À une époque où le président du Collège des médecins du Québec juge important de rappeler que la médecine n’est pas un commerce* et où la performance se juge plus par des quotas que par des évaluations de la qualité des soins, on peut se demander s’il est encore possible de faire une médecine « humaine ». Sur le terrain, certains n’imaginent pourtant pas autrement leur pratique. C’est le cas de la Dre Élisa Pucella et de la Dre Marie-Josée Latouche. Rencontre. La Dre Élisa Pucella, directrice médicale de la Maison de soins palliatifs de Laval et Santé publique, CISSS de LavalAprès avoir eu une pratique qui touchait à un peu de tout — suivi de clientèle, CLSC, unité de médecine de famille, sans rendez-vous, clinique jeunesse, soins à domicile, gestion comme chef de service, hospitalisation —, la Dre Élisa Pucella partage maintenant son temps entre les soins palliatifs et la santé publique.Il y a sept ans, elle a suivi « une collègue très humaine », la Dre Marie-Françoise Megie, dans le projet d’une maison de soins palliatifs à Laval. Aujourd’hui, elle est la directrice médicale de ce milieu où, dit-elle, l’on « démédicalise la fin de vie » et où « le médecin cesse d’être le point central des soins ». Un milieu, aussi, où l’on ne s’occupe pas seulement des patients, mais également de leurs proches. Un milieu, enfin, où, parfois, l’important n’est pas tant de poser un geste médical que de faire « l’effort » de se déplacer pour être là quand cela compte pour le patient et sa famille.La Dre Marie-Josée Latouche, médecin de famille au groupe de médecine de famille universitaire (GMF-U) Maizerets depuis 25 ans, accompagne aussi ses patients jusqu’au bout. Et quand ils ne peuvent plus se déplacer, c’est elle qui va les voir chez eux. Une pratique qu’elle « partage » avec des résidents qui prennent en charge deux ou trois patients chacun en maintien à domicile. La Dre Latouche les supervise avec deux collègues, les Dres Cécile Jeanmart et Geneviève Painchaud. La Dre Marie-Josée Latouche, médecin de famille GMF-U Maizerets et professeure de clinique à la faculté de médecine de l’Université LavalSe déplacer au domicile des patients permet à la Dre Latouche « d’aller chercher des petits moments uniques » qu’elle ne retrouve pas lorsqu’elle travaille à son bureau de consultation. Et pour convaincre certains des résidents de la suivre, la Dre Latouche a décidé il y a trois ou quatre ans de prendre avec elle son appareil photo et d’immortaliser plusieurs de ses patients âgés « dans leur univers ».Avec ses clichés, dont une vingtaine est maintenant exposée au GMF-U Maizerets, la Dre Latouche sensibilise les résidents au maintien à domicile. « Il est sûr que ce n’est pas tout le monde qui est interpellé et touché, mais je vois que certains le sont », souligne la Dre Latouche. Pour elle, l’émotion est une façon d’ouvrir des portes et d’amener les résidents à s’imaginer eux aussi faire des visites à domicile. Complices, ses patients n’ont pas hésité à accepter de se faire prendre en photo et à poser pour elle. Depuis peu, des médecins résidents aussi se prêtent au jeu. Très humains, tout en douceur, ses clichés, en noir et blanc, apportent en tout cas un bel éclairage à la médecine de famille et à la relation médecin-patient.Entrer dans l’univers du patientEn médecine à domicile, comme en soins palliatifs, impossible de faire vite. « À petite échelle » dit la Dre Latouche, « un pas à la fois » ajoute la Dre Pucella, toutes deux accompagnent leurs patients, au jour le jour, apportant aide, soutien, soulagement et présence, quand il n’y a plus vraiment grand-chose d’autre à faire.Et même s’il n’y a pas de recettes pour une médecine humaine, les deux médecins se sont découvert, en discutant, des points communs. Toutes deux ont l’impression qu’entrer dans l’univers du patient leur facilite les choses. À domicile, comme dans une maison de soins palliatifs, investies par le patient, ses souvenirs et ses croyances, elles apprécient d’avoir des images de ce qui est important pour cette personne.Les deux médecins de famille soulignent que ce sont elles qui « entrent » chez le patient. Un détail, peut-être, mais qui change tout. La Dre Pucella l’a compris après en avoir fait elle-même l’expérience contraire, lors de son accouchement. Le médecin et l’infirmière parlaient « à l’intérieur de sa chambre » au sujet d’une décoration sur la vitre ou d’une autre banalité, sans même s’apercevoir que cela l’agressait. Sur le coup, même si elle était dans tous ses états, elle n’a rien dit, pas sûre de ce qui la mettait si mal à l’aise. Pas sûre non plus que les soignants auraient compris que, pour elle, cette chambre était temporairement « sa » chambre et non pas leur milieu de travail. Ses échanges avec ses patients lui ont par la suite fait comprendre l’importance de considérer que lorsqu’elle est au chevet d’un patient, elle est dans son univers à lui.Une médecine de confiance Que de complicité entre cette patiente et la résidente Marlène Douville, maintenant médecin en pratique ! Photos : @Marie-Josée LatoucheIl y a aussi, bien sûr, la confiance sans laquelle aucune relation n’est possible. Mais encore faut-il pouvoir la créer. Les années peuvent aider et laisser le temps à la confiance de s’installer quand cela fait longtemps qu’un médecin de famille suit la même personne, mais cela peut aussi être déclenché par autre chose. Il est déjà arrivé à la Dre Pucella de partager des photos personnelles, de montrer à un patient par exemple un cliché de son chien ou de son enfant quand cela s’y prêtait. « On se livre parce qu’on a confiance en la personne à qui l’on parle. C’est un échange, et on se dit qu’il y a une réciprocité », précise-t-elle.La Dre Latouche a aussi l’impression qu’avec sa clientèle très âgée, elle s’ouvre un peu plus. « Ils carburent à cela » et elle sent que cela leur fait du bien de la connaître un peu plus. « J’ose avec eux ce que je n’oserai pas en cabinet », indique-t-elle. Elle en est même venue à apprécier des patients difficiles. Cette patiente s’est mise toute belle pour la séance photo, mais c’est bien pour une consultation que le résident Jacob Jean-Tissot s’est déplacé. Photos : @Marie-Josée LatoucheUne patiente avait le don de se mettre à dos tout le monde, en raison de sa méchanceté. À tel point qu’avec les années, la Dre Latouche avait fini par laisser dans son dossier des notes pour que le personnel soignant sache qu’il fallait la prévenir en cas de problème. Elle avait en effet fini par apprendre à « décoder » sa patiente et même à « bien l’aimer », ce qui ne l’empêchait pas de devoir à chaque visite tout recommencer, pour s’en faire apprécier et rebâtir le lien de confiance. « Cette patiente a besoin d’attention, que l’on s’occupe d’elle et qu’on la visite. Quand elle demande des antibiotiques, ce n’est pas vraiment ce qu’elle veut. En fait, elle veut être prise au sérieux, mais elle s’y prend vraiment très mal. Et elle mourra comme ça. »Tout un apprentissage« L’humanisme, c’est accorder de la place à l’autre, ne pas imposer ses réponses. Une attitude qu’il faut garder dans tout ce que l’on fait », souligne la Dre Pucella. Et pour elle, quel que soit le domaine, on peut y greffer cette approche, même si, évidemment, cela prend des formes différentes selon la tâche ou le degré de proximité. « En santé publique, mon degré de proximité est à l’autre extrême par rapport aux soins palliatifs, mais l’humanisme doit être là parce qu’il y a des notions d’éthique quand on prend soin d’une population. On veut être sensible à la discrimination, à l’équité, répondre aux attentes, et on doit se remettre en question constamment », explique-t-elle. La résidente Sandrine Filion ausculte un patient chez lui. Photos : @Marie-Josée LatouchePour la Dre Pucella, un médecin aura beau faire le meilleur examen physique, demander les bons tests, réaliser un beau diagnostic différentiel, respecter les consensus, consulter ses collègues et proposer le traitement dernier cri à un prix abordable pour son patient, faire tout cela de façon désintéressée et sans conflit d’intérêts, « si, au bout du compte, la personne ne prend pas son traitement, c’est du vent, on n’a rien fait, rien accompli. » Et elle ajoute : « Tu peux te dire que tu es bon, mais tu ne l’es pas. Tu auras beau te dire que c’est son choix, oui c’est vrai, mais le consentement éclairé, c’est relatif.Tu es au service de ton patient. C’est caricatural peut-être, mais cela illustre bien mon propos », précise la Dre Pucella.De son côté, la Dre Latouche voit l’humanisme dans le regard que l’on porte à l’autre. En plus de vouloir vraiment aider quelqu’un, il faut avoir un regard généreux et ouvert pour voir les besoins de l’autre et comprendre sa situation. « Si on se limite à l’organicité ou à la maladie, sans prendre en compte tout ce qui est autour, on passera à côté. Parfois on apporte son aide sur de toutes petites choses, à petite échelle, mais c’est ce qui fait du bien au patient. Et pour les voir, ces petites choses, il faut avoir un regard autre, mettre des lunettes différentes », indique-t-elle. En une matinée, elle ne sauve peut-être pas beaucoup de vies, dit-elle, mais elle sait que, pour plusieurs personnes, elle a fait toute une différence. Or, ce regard-là, si certains des résidents l’ont – après tout, la plupart des étudiants font médecine, parce qu’ils ont le désir d’aider –, d’autres doivent l’acquérir. Pour les deux médecins, une médecine humaine s’apprend, fait l’objet d’une réflexion et s’approfondit. D’autant que tout le monde n’a pas conscience des moments qui changent tout. D’où l’importance, pour un enseignant, de faire prendre conscience à un résident de sa propre humanité et de ce que cela apporte dans sa relation avec le patient.

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