Déstresser le système, 4 pistes de solution

Depuis la publication, en 2006, du livre La détresse des médecins : un appel au changement, on sait que la culture médicale normalise les « workaholiques », dit la Dre Anne Magnan, directrice du Programme d’aide aux médecins du Québec. Et cela prendra du temps et peut-être plusieurs générations avant de voir un changement se produire. En attendant que les valeurs soutenant l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle contrecarrent la puissance de la culture médicale et la tendance des médecins à se surinvestir, plusieurs personnes interrogées dans le cadre de ce dossier ont mis de l’avant des solutions pour déstresser le milieu de travail.Piste 1Un espace de parole Dans la littérature scientifique, outre le manque de reconnaissance, le manque de soutien et le manque d’autonomie, ce qui est reconnu comme stressant est la surcharge de travail, résume le Dr Vézina, médecin-conseil à l’Institut national de santé publique du Québec et professeur titulaire du département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval. Pour lui, la principale solution pour remédier à ces stress est de donner un espace de parole aux médecins en souffrance. « Il faut s’assurer que les médecins qui commencent à présenter des signes d’épuisement puissent se prémunir pour prévenir les décompensations psychiatriques, la dérive vers la dépression et les tentatives de suicide, voire les suicides eux-mêmes. Et pour cela, il faut qu’ils puissent assez rapidement en parler », explique-t-il.Pendant l’enquête qui a conduit à la publication du livre la Détresse des médecins : un appel au changement, le Dr Véniza et les autres chercheurs se sont rendu compte qu’il y avait un manque d’entraide entre les médecins. « Les médecins sont tous lancés dans une course à la production, à l’hyperactivité professionnelle, à l’hyperresponsabilité, par conséquent, ils ne sont pas disponibles pour prêter l’oreille à un de leurs collègues », souligne-t-il. Et puis, « écouter les difficultés d’un collègue, c’est s’ouvrir à ses propres difficultés, or, l’hyperactivité professionnelle est un puissant anesthésiant des émotions », ajoute le professeur. Pour le Dr Vézina, il est donc important de créer un collectif plus fort.D’ailleurs, à la suite de cette enquête, des groupes de médecins se sont formés, notamment sur la rive-sud de Montréal, et ils ont organisé des soupers les vendredis soirs. Le problème est que ces soupers ont aussi eu un impact sur la famille.« Perdre une soirée de libre alors qu’on aurait pu aller au cinéma avec son conjoint, en profiter pour être plus présent auprès des enfants, est contre-productif à un autre niveau », précise le Dr Vézina.Une autre piste de solution devrait être envisagée. La mise en place d’un forum de discussion électronique via Internet dans lequel les médecins pourraient témoigner de leurs difficultés et de leurs problèmes, sous forme anonyme ou pas.L’un des atouts de cette formule est qu’en plus de pouvoir parler de leur souffrance, les médecins pourraient recevoir en retour des commentaires, des suggestions, des réactions de collègues qui ont vécu les mêmes difficultés et ont réussi à passer à travers avec succès. « Je ne pense pas que ça coûte très cher, mais l’idée serait de permettre à des médecins qui font de l’insomnie, par exemple, parce qu’ils sont préoccupés, que cela les stresse ou les angoisse et les empêche de dormir, de trouver un moyen pour se raconter », précise-t-il. Il conclut : « Écrire, tout comme parler, oblige à penser et peut permettre de mieux comprendre ce qui nous arrive. »Bref, le Dr Vézina, même s’il reste persuadé qu’il n’y a pas de recette miracle, estime qu’il faut, en plus de miser sur le changement de valeurs, intervenir à la source avec de l’aide sous forme de consultation préventive.Piste 2Le soutien à l’autonomiePour la Dre Magnan, il faut bien sûr faire de la recherche sur la souffrance éthique, changer ses préjugés sur les problèmes de santé mentale – selon son expérience, ils permettent surtout d’apprendre à mieux se connaître – et parler sans cesse de ce phénomène. Mais cela n’empêche pas d’agir sur le système.Le système a un impact sur la vie des gens. « Quels que soient les individus que l’on sélectionnera en médecine, tout comme des poissons sains placés dans de l’eau polluée, ils tomberont malades. C’est vrai que les médecins servent le système actuel puisqu’ils ont tendance à en compenser les manques par leur personnalité. Mais si on les prenait moins performants, tout ce qu’on gagnerait, c’est un système qui s’effondrerait plus vite », affirme la Dre Magnan.On commence à entrevoir des pistes de solution. « Élise Moreau, une psychologue qui a fait une thèse sur les résidents, aborde, entre autres, le soutien à l’autonomie. Ce qu’elle démontre m’impressionne beaucoup », précise la directrice du Programme d’aide. Les travaux de la jeune chercheuse ont en effet montré que le soutien à l’autonomie a un impact positif sur la santé mentale des résidents. De plus, il permet de réduire le nombre de ceux qui présentent des idées suicidaires.Ce n’est pas une approche nouvelle. Elle a beaucoup été étudiée dans les relations entre parents et enfants. « Grâce au soutien à l’autonomie, un parent voit avec son adolescent vers quoi il peut aller, quels sont ses choix, et il l’aide à prendre une décision de façon éclairée, contrairement au parent contrôlant qui impose son choix ou interdit carrément », précise la Dre Magnan. Cette stratégie adaptée au milieu du travail montre que lorsqu’un gestionnaire fait du soutien à l’autonomie plutôt que de contrôler, non seulement son action est beaucoup plus efficace, mais elle a un impact positif sur la santé mentale.Piste 3Moderniser les soins« Les soins deviennent de plus en plus intenses, complexes, et le manque de ressources fait en sorte que les médecins perdent le contrôle sur leur charge de travail », annonce d’entrée de jeu le Dr Jean-Bernard Trudeau, porte-parole francophone de l’Association médicale canadienne (AMC) et directeur des services professionnels et hospitaliers de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas de Montréal. Pas étonnant donc, selon lui, que les médecins soient aux prises avec un stress indû.Lui aussi souligne les traits de personnalité des médecins. « En raison de leur caractère minutieux et perfectionniste, les médecins sont plus susceptibles de devenir anxieux ou frustrés et aigris par rapport à leur situation ou à leur condition de pratique », explique-t-il. Une situation qui peut les conduire à développer une fatigue chronique.« Le stress des médecins n’est pas un problème facile à résoudre et il faut le voir dans son ensemble. Il est complexe et dépend de la personnalité puisqu’il n’y a pas deux médecins qui réagissent de la même façon face à une même situation », affirme le Dr Trudeau.Cet été, l’AMC a proposé plusieurs axes de travail pour « permettre un virage important en matière de transformation du système de santé et le rendre plus efficace », précise son porte-parole. Le Dr Trudeau est entre autres persuadé qu’une des pistes de solution vers laquelle il faut se diriger est de bâtir une culture du soin axée sur les patients. « Il faut redonner du pouvoir et de la puissance au patient et à sa famille en prenant le temps de leur expliquer les choses, de les éduquer par rapport à la maladie, à la prévention, etc. », conseille-t-il. Et cela fonctionne, comme on le voit en Europe où l’on a commencé à travailler dans ce sens et où, malgré une population vieillissante, on ne constate pas une pression aussi forte sur le système qu’ici.Une autre source de stress est le manque d’accès. « Quand le médecin adresse son patient à un spécialiste ou lui demande de passer un test, l’attente génère du stress. Le patient devient anxieux parce qu’il n’a pas de suivi et qu’il a l’impression que la demande n’aboutira jamais.Il revient alors vers son médecin, qu’il stresse à son tour. En fin de compte, tout le monde devient stressé », indique le Dr Trudeau. L’AMC propose donc des recommandations pour diminuer l’attente et aussi pour améliorer le continuum des soins.Selon lui, le médecin, surtout le médecin de famille, est souvent isolé et il faut remédier à cela. Quand les médecins travaillent ensemble comme dans les GMF « ils peuvent échanger et se soutenir mutuellement », car ce type de structure est plus propice au travail en collégialité et à l’interdisciplinarité.En règle générale, le Dr Trudeau trouve que les médecins passent trop de temps à s’écrire et à remplir des formulaires. Selon lui, « il faut faire attention à ne pas tomber dans la bureaucratie professionnelle. Il convient de favoriser l’humanisation des soins et de passer plus de temps avec les patients, également avec les confrères afin que les contacts soient plus directs ».Enfin, il faut que le Canada en général et le Québec en particulier rattrapent leur retard en matière d’informatisation. « Un médecin bien informatisé peut gagner 15 % à 20 % de temps par jour. De cette façon, rien que sur l’île de Montréal, on pourrait avoir plusieurs dizaines, voire une centaine de médecins de plus du jour au lendemain, et l’on pourrait réduire du même coup la pression sur eux », calcule le directeur.Piste 4Promouvoir un milieu de travail en santéPour le Dr Alain Lesage, chercheur au Centre de recherche Fernand-Seguin, de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine, professeur et chercheur titulaire au département de psychiatrie de l’Université de Montréal, « on bénéficie d’un esprit de corps ou du soutien social qui contrebalancent le stress pouvant être causé par l’écart entre ce qu’on voudrait faire et ce que l’on peut faire ».De plus, les médecins bénéficient d’une belle reconnaissance de leur profession surtout de par leur revenu. « Peut-être que seulement 3 % des gens gagnent de tels revenus. Ce qui est incommensurable, étant donné la haute opinion que la population a des médecins », souligne le psychiatre. Il y a, selon lui, un avantage à ce que les médecins soient formés à travailler en équipe. Enfin, les corporations syndicales sont « très robustes » en médecine, et elles ont des moyens. En résumé, les médecins peuvent s’appuyer sur un soutien social de base plus fort que dans d’autres professions.Reste qu’un médecin peut se retrouver plus isolé dans sa pratique ou de par son attitude. La population et les patients le tiennent souvent pour responsable des manques du système. Enfin, tout comme quiconque évolue dans un milieu de travail où il existe un stress indû, les médecins sont à risque de souffrir de maladies cardiovasculaires. Ils risquent aussi de faire un burn-out. Sans compter ceux qui doivent gérer d’autres stress, financiers ou liés à la gestion de personnel, quand ils travaillent en cabinet, par exemple.D’après le Dr Lesage, il existe des stratégies pour se prémunir contre le stress indû sur le plan individuel et collectif.« Sur le plan individuel, il faut absolument éviter de travailler de façon isolée. Certains individus réagissent plus fortement au stress. Par conséquent, il faut apprendre à se connaître », précise le Dr Lesage. Les plus vulnérables auraient tout intérêt à consulter le plus vite possible, et ce, dès l’adolescence. « Les thérapies – médicales et psychothérapies – permettent de se prémunir et d’apprendre à mieux réagir face au stress », souligne le professeur.Sans compter les méthodes de relaxation et autres stratégies « cognitives » sur la façon de relativiser. Elles font partie de l’attirail d’aide que l’on peut se donner.Autre piste, collective cette fois : la santé en entreprise. « Les médecins sont des travailleurs et, à ce titre, ils sont soumis à un risque de stress indû dans leur travail. Ils ont donc tout intérêt à faire des recommandations pour bénéficier d’un environnement de travail favorable », indique le Dr Lesage. Le Bureau de normalisation du Québec a mis en place une norme Entreprise en Santé (BNQ 9700-800) pour créer un environnement de travail en santé.« C’est encore relativement peu connu. Cela permet de réfléchir à ce qu’on peut faire en termes de prévention et de promotion en rapport avec les pratiques organisationnelles favorables à la santé en milieu de travail », précise le psychiatre.Il suffit ainsi parfois d’en parler ou de conseiller à quelqu’un d’aller se renseigner sur ce qu’il est possible de faire pour améliorer l’environnement de travail et diminuer considérablement certaines sources de stress indû.La documentation en ligne nous apprend par exemple que chaque dollar investi dans des programmes de santé destinés à améliorer les habitudes de vie et l’environnement de travail a généré 1,50 $ à 3 $ en gains de productivité dans l’entreprise durant les cinq années qui ont suivi leur lancement. Des arguments qui parlent aux gestionnaires et ont de bonnes chances de les inciter à rendre le travail moins stressant ! « Selon la proximité que vous avez avec une entreprise, vous pouvez donner un coup de téléphone à quelqu’un qui y travaille ou à un représentant syndical. À Montréal, je ne prescris pas cela, mais dans certaines régions où les gens se connaissent, c’est possible », souligne le Dr Lesage.Bref, grâce à la norme Entreprise en santé, le médecin peut promouvoir un meilleur environnement de travail et la recommander à un patient qui se plaint de ne pas pouvoir agir sur le stress au travail ou est convaincu qu’il n’y a rien à faire.« Au contraire, il y a des choses à faire, pour nous-mêmes et pour tous. Et si nous le faisons pour nous-mêmes, nous montrons l’exemple », conclut le Dr Lesage.Que peut faire la norme « Entreprise en santé »Concrètement, cette norme amène les entreprises à agir en gestion dans quatre sphères d’activité reconnues pour avoir un impact significatif sur la santé du personnel :1. Habitudes de vie du personnel : services-conseils en nutrition, programmes de sensibilisation à l’activité physique, formation sur la gestion du stress, activités d’éducation sur différentes maladies comme le diabète, l’hypertension, etc.2. Équilibre travail-vie personnelle : politique de conciliation travail-vie personnelle, horaires flexibles, garderie en milieu de travail, congés pour des raisons familiales, retour progressif à la suite d’une absence pour raison de santé, etc. 3. Environnement de travail : distributrices d’aliments santé, aires de stationnement sécuritaires pour les vélos, programmes de soutien aux travailleurs ayant des malaises physiques, aménagement d’aires de relaxation, etc.4. Pratiques de gestion : interventions pour favoriser l’esprit d’équipe, plan de développement professionnel individualisé, mécanisme de consultation des travailleurs.Source : www.bnq.qc.ca/documents/9700-800_description_norme.pdfLire la suite du dossier «Le piège du stress»

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