Dénoncée par un concurrent, une pharmacienne propriétaire est blanchie sur toute la ligne

Sonnie Albert-Giroux ne s’imaginait sans doute pas qu’en réalisant son rêve, elle s’attirerait des ennuis. La jeune femme souhaitait depuis longtemps ouvrir une pharmacie dans son village d’origine, à Chandler, en Gaspésie. Quatre ans après son inscription au tableau de l’Ordre, son désir devient réalité en 2014, sous la bannière Familiprix. L’ouverture d’une troisième officine dans une bourgade de 700 âmes, où tout le monde se connaît, ne passe pas inaperçue. La compétition y est féroce: la pharmacienne fait l’objet de plusieurs signalements de ses concurrents auprès du Bureau du syndic de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ). Après une dizaine d’appels avec une syndique adjointe de l’Ordre, elle finit par signer un engagement en août 2019. «Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’on me reprochait lorsqu’elle me parlait de supposée absence de la pharmacie. Je suis alors une jeune pharmacienne, désireuse d’améliorer ma pratique. Étant toujours présente lorsqu’on sert un patient, je ne voyais pas d’inconvénient à signer un engagement qui reprenait la norme que je respectais déjà. Je voulais juste acheter la paix parce que plusieurs autres demandes d’enquêtes avaient été transmises antérieurement par des compétiteurs», témoigne Sonnie Albert-Giroux devant le Conseil de discipline de l’OPQ.Onze mois plus tard, en juillet 2020, une nouvelle demande d’enquête est formulée contre elle par Frédérick Méthot-Pinel, pharmacien propriétaire à Chandler sous la bannière Uniprix. Il raconte qu’«il lui arrive, durant ses temps libres, de suivre sa concurrente dans ses déplacements et signale que celle-ci se rend parfois à son travail à 9h10». Il ajoute qu’un pharmacien qu’il emploie lui a rapporté une conversation téléphonique, le 13 juillet 2020 vers 9h40-9h45, avec un patient de Sonnie Albert-Giroux qui n’arrivait pas à la rejoindre et cherchait à obtenir rapidement des informations au sujet de sa médication. La demande d’enquête est prise au sérieux. Le syndic adjoint qui s’en occupe commence par récupérer une copie de l’enregistrement de la vidéosurveillance du 13 juillet 2020 qui montre ce qui se passe ce matin-là dans le laboratoire de la pharmacie. Selon lui, la professionnelle n’apparaît à l’écran qu’à 9h08, alors que les premiers employés sont déjà sur place. Il en déduit que ces derniers travaillent sans surveillance.L’enquêteur recueille ensuite auprès de Familiprix les rapports de connexions et de transactions de la pharmacie au système PrioRx. Il constate que sur 310 jours ouvrables, Sonnie Albert-Giroux s’est connectée au système autour de 9h une vingtaine de fois, alors que ses employées l’ont fait à 290 reprises. S’agissant de la matinée du 13 juillet, il dénombre l’inscription de 43 services d’ordonnances à PrioRx avant que la propriétaire ne s’y connecte elle-même. La Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) lui fournit également les rapports des services pharmaceutiques réclamés ce matin-là; 27 l’ont été avant que la pharmacienne ne se connecte au système.Le syndic adjoint en conclut qu’elle ne respecte pas certaines dispositions de la Loi sur la pharmacie de même que l’engagement qu’elle a signé en août 2019. Il dépose donc une plainte contre elle au motif que des services pharmaceutiques sont rendus dans sa pharmacie en l’absence de son contrôle et que ses employés vendent des médicaments et exécutent des tâches techniques reliées à leur préparation sans être sous sa surveillance constante. Une compréhension tirée par les cheveuxÀ l’audience, l’avocat du syndic est catégorique. «Des images valent 1000 mots.» Sur l’enregistrement de la vidéosurveillance, «on voit des techniciennes qui font des entrées à l’ordinateur, vont chercher des pots dans les rayons, compter et préparer des médicaments alors que (la pharmacienne) n’est pas dans le laboratoire pour surveiller les gestes délégués posés par les ATP. Il n’est pas suffisant d’être présente dans la bâtisse, ça prend une présence qui permet la surveillance, d’avoir un contrôle constant sur ce qui se passe», affirme-t-il.Une des ATP que l’on voit sur la vidéo exécuter certaines tâches est cependant formelle. «C’est sûr que (Sonnie Albert-Giroux) est là, je n’entre dans le laboratoire que lorsqu’elle est dans la pharmacie, on s’était vues avant, bien qu’on ne la voit arriver dans le laboratoire qu’à 9h08», témoigne-t-elle.La pharmacienne indique pour sa part qu’elle arrive généralement sur place entre 8h30 et 9h. «À 9h, je donne le go à mes employés. J’ai une relation de proximité avec eux. Ils savent qu’ils ne peuvent pas entrer dans le laboratoire si je ne suis pas sur les lieux. Dès que je suis dans le périmètre, ils peuvent (y) aller, ouvrir leurs ordinateurs et préparer la journée», relate-t-elle à l’audience. Concernant la vidéosurveillance, elle explique qu’avant 9h08, elle était dans l’entrepôt. «On peut voir que j’ai dans les mains certains médicaments que j’ai récupérés à l’entrepôt pour les mettre au frigo. (…) En visionnant cet extrait, j’ai réalisé que je ne salue pas les employés qui se trouvent dans le laboratoire, parce que je l’avais fait à mon arrivée, ce matin-là. Mes employés sont comme les membres de ma famille. Si je les ignore dans la vidéosurveillance, c’est que je les ai vus et salués avant», assure-t-elle en précisant que lorsque les ATP se connectent sur le logiciel PrioRx, «c’est qu’ils savent que je suis arrivée. (…) Moi, il arrive que je me connecte plus tard, je ne suis pas obligée d’être la première à me connecter, ils peuvent ouvrir le système.»Une preuve par présomption incertaineL’avocat de Sonnie Albert-Giroux estime quant à lui que le syndic a une compréhension «trop large, voire tirée par les cheveux», de la notion de surveillance et de contrôle. «Si l’on suit le raisonnement du plaignant, le pharmacien doit en tout temps surveiller au-dessus des épaules de ses ATP, fermer le laboratoire s’il se rend à la salle de bain, à l’entrepôt ou fait une consultation privée dans son bureau avec un patient», illustre-t-il, ajoutant que les rapports de connexions à PrioRx n’indiquent pas nécessairement l’heure du début de travail de chaque personne, mais plutôt l’heure à laquelle chaque employé se connecte.Après avoir entendu les uns et les autres, le Conseil de discipline de l’OPQ statue que le syndic adjoint ne démontre pas de «façon claire et convaincante» que la pharmacienne a contrevenu à l’engagement qu’elle a souscrit. Engagement dont le Conseil se dit convaincu qu’il a été signé par la propriétaire «pour acheter la paix, de guerre lasse face aux signalements dont elle est l’objet de la part de compétiteurs».Selon lui, les liens que tissent le syndic et son avocat à partir des statistiques de connexion à PrioRx ou au système de la RAMQ ne sont ni précis, ni concordants et les faits rapportés à l’audience comme les témoignages entendus «déconstruisent en grande partie (leur) théorie». De plus, le Conseil «croit les explications de (Sonnie Albert-Giroux) lorsqu’elle précise que ce matin-là, elle est sur place, a déjà salué son personnel, et se trouvait dans l’entrepôt du laboratoire, où elle récupère des médicaments pour venir les ranger au réfrigérateur situé dans le laboratoire, ce que démontrent les images captées» par la vidéosurveillance. Il acquitte donc la pharmacienne.À lire aussi: La justice disciplinaire a besoin de rénovationsUn contrat inusité avec la prison de New CarlisleMais ce n’est pas tout. À l’occasion de son enquête sur les horaires de travail de Sonnie Albert-Giroux, le syndic adjoint apprend qu’elle est titulaire d’un contrat de service en vertu duquel elle approvisionne une réserve – un «commun» dans le jargon – de médicaments (dont des narcotiques et des médicaments contrôlés) conservée à l’infirmerie de la prison de New Carlisle, celle-ci servant à répondre aux besoins des détenus. Il questionne alors la pharmacienne, qui lui explique que cette réserve est constituée depuis cinq ans, et qu’à des fins de contrôle, les informations au sujet des médicaments commandés et livrés étaient inscrites dans un dossier ouvert dans son système informatique au nom de l’établissement de détention.Pour en savoir plus sur ce commun, sa raison d’être, son fonctionnement, et les modalités du contrat d’approvisionnement, l’enquêteur interroge le médecin et des infirmières de la prison ainsi que la cheffe du département de pharmacie du CISSS de la Gaspésie qui supervise ledit contrat, dont il obtient une copie. Au terme de ses investigations, il arrive à la conclusion que la professionnelle a commis «un acte dérogatoire à l’honneur et à la dignité de la profession en conservant à l’extérieur de sa pharmacie des médicaments» et que le fonctionnement de la réserve fait «en sorte d’exclure toute relation professionnelle entre (elle) et les détenus». Il porte donc plainte contre elle pour quatre chefs d’infraction fondés sur les articles 5 et 9 du Règlement sur les conditions et modalités de vente des médicaments. Selon lui, «son enquête porte sur la pratique d’une pharmacienne, qui est partie à un contrat qui ne peut pas servir de prétexte pour enfreindre la réglementation qui régit sa profession. Il est interdit pour une pharmacie d’officine (qui a pignon sur rue) de se comporter comme si elle était en milieu hospitalier», ajoute-t-il en précisant qu’un établissement pénitentiaire n’est pas un établissement de soins.Un commun qui a sa raison d’êtreÀ l’audience, le Conseil va entendre une ribambelle de témoins: les deux cheffes du département de pharmacie du CISSS de la Gaspésie qui se sont succédé durant la période d’exécution du contrat (de 2016 à 2020), l’infirmière cheffe du CISSS en charge des services infirmiers à la prison de New Carlisle, le directeur du centre correctionnel, deux infirmières qui y travaillent, ainsi que le médecin qui y pratique une fois par semaine. Tous vont légitimer l’existence du commun et sa nécessité afin de permettre aux détenus d’avoir accès à leur propre médication ou celle disponible dans la réserve, selon les besoins et urgences.Le médecin déclare notamment qu’il appréciait la collaboration et les services de la pharmacienne qui l’a «beaucoup aidé» à remplacer l’utilisation des narcotiques par des médicaments de substitution. Celle-ci l’aidait aussi dans ses calculs de conversion pour lui faciliter la tâche. Il signale également qu’il avait recours à des ordonnances collectives pour permettre l’administration de médicaments sans qu’il soit nécessaire de remplir une ordonnance individuelle. Sur la raison d’être du commun, le clinicien explique qu’il voulait avoir à disposition «un peu plus de médicaments pour que mes prescriptions soient exécutées sans avoir à attendre la livraison».À lire aussi: Enquêtes: les professionnels soumis à rude épreuveDevant ses pairs, Sonnie Albert-Giroux explique qu’elle n’a «pas refait la maison. J’ai repris le même mode de fonctionnement que mon prédécesseur, y compris pour les services aux détenus auxquels on n’a pas accès, mais qui ont par ailleurs des contacts avec les infirmières et le médecin.» Dès le début du contrat, elle indique avoir procédé au transfert du dossier pharmacologique de chacun des détenus et que, par la suite, elle a ouvert un dossier patient pour chaque nouveau détenu. Elle estime ainsi à 1000, le nombre de dossiers où chacune des informations requises, provenant du médecin et des infirmières, est inscrite de façon à documenter les interventions pharmacologiques. «Les infirmières sont mes yeux et mes oreilles. Elles me donnent les informations au sujet des détenus. Par la force des choses, puisqu’ils sont détenus, je n’ai pas de relation directe avec eux», argumente-t-elle.La pharmacienne précise que le dossier ouvert au nom de la prison New Carlisle n’est pas un dossier patient. Il lui permet simplement de dresser la liste des médicaments conservés et servis à partir du commun. De plus, elle signale qu’elle a fait l’objet d’une inspection professionnelle de deux jours en 2019 qui visait des aspects individuels de sa pratique ainsi que l’organisation du circuit du médicament au sein de son officine. Inspection qui n’a débouché sur aucune remarque concernant l’espace dédié dans son laboratoire au stockage des médicaments destinés à l’approvisionnement de la prison.Qu’à cela ne tienne. Pour l’avocat du syndic, «puisque la réserve est située à l’extérieur de la pharmacie communautaire de (Sonnie Albert-Giroux), cette dernière contrevient à l’article 5 du Règlement sur les conditions et les modalités de vente des médicaments». Selon lui, l’intention de son client n’est pas de remettre en question la possibilité de constituer un commun dans une prison. Sa plainte porte sur le droit ou non d’un pharmacien de garder des médicaments à l’extérieur de sa pharmacie communautaire. «L’infirmerie d’un établissement de détention n’est pas l’annexe d’une pharmacie communautaire», insiste l’avocat en ergotant sur le commun: «Petit, gros moyen, bien tenu, pas bien tenu, urgent, non urgent, minimaliste ou non, sécuritaire et stupéfiants sous clés, tant mieux, mais ça vient pas pour autant rendre le geste légal.»À lire aussi: Processus disciplinaire: une expérience «traumatisante»Bien entendu, l’avocat de Sonnie Albert-Giroux n’entend pas les choses de la même oreille. Il souligne que l’existence du commun de la prison de New Carlisle est le résultat d’une situation particulière, créée par le ministère de la Sécurité publique (MSP) puis assumée par le CISSS de la Gaspésie qui a la responsabilité de cette réserve, la professionnelle ne faisant que l’approvisionner. Si c’était illégal de composer un tel commun et de le ravitailler, il considère que sa cliente aurait été «induite en erreur» par des personnes en autorité. L’avocat rappelle en outre que l’article 9 du Règlement sur les conditions et les modalités de vente des médicaments prescrit qu’un pharmacien qui vend un médicament doit constituer un dossier pour chaque patient, y inscrire cette vente, procéder à l’étude pharmacologique et communiquer les renseignements appropriés à son bon usage. Selon lui, la pharmacienne a respecté les trois premières obligations, sachant que pour la dernière, il lui est impossible d’avoir un contact direct avec les détenus.Un modèle «novateur et avisé»Dans sa décision, le Conseil de discipline souligne qu’en remportant l’appel d’offres puis en signant le contrat avec le MSP, qui sera ensuite cédé au CISSS de la Gaspésie, Sonnie Albert-Giroux «semble participer, sans qu’on lui dise expressément, à la deuxième phase d’un projet pilote». Il constate que ce contrat s’inscrit «dans le cadre des balises ministérielles qui ont donné le feu vert depuis quelques années déjà, à la constitution de la réserve de médicaments à l’infirmerie du centre de détention» et que «le principe général qui sous-tend ces balises est que toute personne incarcérée a droit à des services de santé équivalents à ceux disponibles à la population en général». De plus, le Conseil mentionne une publication ministérielle de 2019 spécifiant que «les personnes incarcérées doivent être considérées comme des personnes “inscrites” dans un établissement de santé». Ce document précise que la distribution de la médication, «doit être adaptée au fonctionnement d’un établissement de détention en tenant compte et en mettant à contribution les intervenants en santé sur place» et que le pharmacien communautaire contractant «doit assurer en continu l’analyse des dossiers pharmaceutiques des personnes en détention et offrir des services par l’entremise de recommandations à l’équipe de soins». Une fois ce tableau dressé, le Conseil relève plusieurs aspects du contrat. Sonnie Albert-Giroux ne facture aucun honoraire de services ou coûts de médicaments aux détenus, ni à leurs assureurs. Elle facture le CISSS de la Gaspésie aux deux semaines, en raison d’un montant forfaitaire journalier de 105$, le CISSS de la Gaspésie s’engageant pour sa part à obtenir le consentement verbal des usagers pour lui permettre d’exécuter son mandat. Il note également que la pharmacienne ne fait que transmettre les commandes de l’infirmerie de la prison à McKesson, en utilisant le compte du CISSS de la Gaspésie afin de lui permettre de bénéficier de l’escompte du fournisseur.«Toute erreur commise par un professionnel ne constitue pas nécessairement une faute déontologique. Il est acquis que pour que le non-respect d’une norme déontologique constitue une faute déontologique, il faut que la violation par le professionnel de son obligation de prudence, de diligence, d’habileté et de compétence, soit suffisamment grave pour entacher sa moralité ou sa probité professionnelle.» — Conseil de discipline de l’OPQAinsi, pour le Conseil, «la réserve de l’infirmerie du centre de détention n’est pas une annexe ou une extension de la pharmacie de Sonnie Albert-Giroux». Les médicaments qui se trouvent dans le commun ne sont pas accessibles au public et ils sont sous la responsabilité du CISSS. La pharmacienne ne contrevient donc pas à l’article 5 du Règlement ni à l’article 9. La preuve montre en effet qu’elle «a effectué rigoureusement l’analyse des dossiers pharmaceutiques de plusieurs centaines de personnes détenues à l’établissement de détention pendant la période couverte par son contrat». Et si, dans le contexte, elle n’avait pas un accès direct aux prisonniers, elle pouvait néanmoins leur transmettre les renseignements appropriés quant au bon usage de la médication grâce à ses nombreuses conversations téléphoniques avec les membres de l’équipe de soins.Au final, le Conseil considère qu’il doit «tenir compte du contexte de la pratique peu courante, voire atypique, dans lequel s’inscrit les gestes posés par (la professionnelle), qui n’ayant pas accès aux patients en détention, a eu un comportement fort acceptable dans les circonstances». Il ajoute que «le modèle retenu par les autorités pour assurer les services pharmaceutiques en milieu carcéral est novateur et avisé». Afin d’optimiser ces soins, il invite néanmoins l'OPQ à «réfléchir à la meilleure façon de baliser cette pratique atypique et d’en garantir la pérennité».

Dénoncée par un concurrent, une pharmacienne propriétaire est blanchie sur toute la ligne

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes