De garde en cas d’agression sexuelle

Quand le téléphone sonne lorsqu’elle est de garde, la Dre Sophie Hyland sait exactement ce qu’elle a à faire et les gestes qu’elle va devoir poser. À l’inverse d’un urgentologue qui va anticiper son intervention en se rendant à l’hôpital, elle essaye plutôt de faire le vide dans son auto. La médecin met de la musique et tente de penser à autre chose sur le trajet d’un des quatre hôpitaux du CISSS de l’Outaouais (à Gatineau, Hull, Buckingham et Wakefield) où sont accueillies les victimes d’agression sexuelle.La trousse médico-légale qu’elle va utiliser comporte une liste précise de formulaires à remplir, d’examens à réaliser et de prélèvements à effectuer. «Il n’y a pas de place à l’improvisation, je n’ai pas besoin de me préparer. Si je pense trop au scénario qui m’attend, c’est stressant», confie la clinicienne qui a choisi d’assurer ces gardes par intérêt pour la santé des femmes et, plus spécifiquement, pour aider cette population très vulnérable. «Il n’y a pas beaucoup de monde qui veut faire ça. On est souvent appelé la nuit. Je travaillais déjà en milieu hospitalier, c’était facile à insérer dans mon horaire», explique-t-elle.Depuis septembre dernier, la médecin de famille partage ses astreintes avec des infirmières praticiennes spécialisées et comble surtout des quarts de jour. Auparavant, elle était sur appel une semaine sur quatre, 24h sur 24, et pouvait intervenir à toute heure du jour et de la nuit, en moyenne de une à cinq fois par semaine. «Ça varie selon la saison. Le printemps et l’été, il y a plus de fêtes et de sorties dans les bars, alors on est malheureusement plus occupées.»Dans près de 9 cas sur 10, la victime d’une agression sexuelle est une fille ou une femme, les jeunes de 15 à 24 ans constituant le groupe d’âge le plus représenté.Plus de 8 victimes sur 10 connaissent leur agresseur sexuel.Dans plus de 9 cas sur 10, l’auteur présumé de l’agression sexuelle est un garçon ou un homme.Plus de la moitié des agressions sexuelles commises sur des adultes sont perpétrées dans une résidence ou une propriété privée.Les statistiques disponibles présentent une sous-estimation de la réalité, puisque les agressions sexuelles ne sont pas toutes dévoilées ni rapportées dans les enquêtes et aux services de police. On estime ainsi qu’au Canada, une faible proportion (5 à 6%) des agressions sexuelles est signalée à la police chaque année. Les victimes qu’elle rencontre ont subi une agression sexuelle dans les cinq jours précédents. À l'intérieur de ce délai, il est possible de détecter des traces d’ADN ou des lésions corporelles. Au-delà, il est plus délicat de recueillir des preuves biologiques admissibles en cour. «La plupart des victimes ne viennent pas tout de suite; elles ont déjà raconté leur histoire beaucoup de fois. Je me sers du résumé que me donne l’intervenante psychosociale qu’elles ont rencontrée pour éviter les questions inutiles», indique la Dre Hyland qui adapte son anamnèse aux circonstances, puis effectue les prélèvements et examens requis en conséquence. «Notre rôle est très objectif: c’est quoi l’histoire, où trouver de l’ADN», résume-t-elle froidement.Les questions que la médecin pose ravivent forcément de mauvais souvenirs, parfois pénibles à entendre. «Ça aide que la trousse soit très protocolisée. Ça libère de l’énergie pour être empathique», convient la médecin qui laisse ses patientes être maîtres du temps. «Elles viennent de vivre une expérience traumatisante, sur laquelle elles n’ont eu aucun contrôle. Alors je mène l’intervention à leur rythme. Certaines veulent qu’on fasse ça le plus vite possible, d’autres ont besoin de prendre plusieurs pauses cigarette.» Selon, la consultation peut ainsi durer d’une heure et demie à plus de trois heures.Une fois la trousse complétée, elle est scellée puis remise à la police si la victime compte porter plainte contre son agresseur. Sinon, la trousse est conservée dans un frigo de l’hôpital, la victime pouvant se prévaloir d’une période de réflexion de 14 jours. Un délai qui, dans certains cas, peut être prolongé de quelques semaines si elle n’est pas en mesure de décider, précise le Guide d’intervention médicosociale du ministère de la Santé et des Services sociaux.11 904 victimes d’infractions sexuelles ont été déclarées par la police en 2022 au Québec.Entre 2005 et 2022, le nombre d’infractions sexuelles a connu une hausse de 107%. Depuis le début du mouvement #Moiaussi, le nombre de femmes victimes d’infractions sexuelles déclarées par la police est passé de 5251 en 2016 à 11 904 en 2022 (+ 97%). «Une grande responsabilité»Si la Dre Hyland concède que ces consultations demandent moins de réflexions qu’établir un diagnostic différentiel, elle ressent à chaque fois une certaine pression. Elle garde en effet en tête qu’elle pourrait un jour être appelée à témoigner en cour et que ses prélèvements — de sperme, de salive, de sang, de fluides corporels, de cheveux, de poils pubiens, etc. — pourront être contestés par les avocats de l’agresseur. Son père, qui est lui-même avocat, l’a renseignée à ce sujet. «J’ai une grande responsabilité», admet l’omnipraticienne qui dit respecter le protocole à la lettre pour ne pas nuire à la victime. «Je veille à ce que la trousse et les prélèvements ne soient pas altérés et je m’assure que l’intervenante soit toujours présente, comme ça j’aurais éventuellement un témoin qui pourra confirmer que j’ai bien fait les choses.»Dans le lot, certains cas sont «moins pires», relate la médecin. «C’est plate à dire, mais j’ai des récidivantes que j’ai déjà vues cinq ou six fois et qui me racontent leur histoire sans souci.» Dernièrement, l’une d’elles n’avait pas d’argent pour acheter de la drogue. Elle a «payé» le revendeur en lui faisant une fellation. «Mon rôle n’est pas de la juger ni de juger si c’est une agression sexuelle, ou pas. Je suis là pour la soutenir et compléter la trousse. Après, c’est la police et la justice qui décideront.»D’autres consultations sont plus éprouvantes sur le plan émotionnel, comme celle qu’elle a menée récemment avec une jeune femme qui venait de se faire violer par son père après qu’elle se soit interposée pour qu’il ne viole pas sa petite sœur. «Je me prépare mentalement à ce que ce soit traumatisant, mais ce n’est pas évident quand on est confronté à des histoires épouvantables à trois heures du matin. Il faut être empathique, écouter, comprendre, valider sans trop s’impliquer ni vivre les émotions de la patiente.»Avant de repartir, après une consultation, la Dre Hyland prend toujours un moment dans son auto pour décanter. Elle met de la musique pour essayer de penser à autre chose.Source des données: Institut national de la santé publique du Québec et ministère de la Sécurité publique du Québec

De garde en cas d’agression sexuelle

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes