Dans quelle mesure la littérature scientifique influence-t-elle la pratique des médecins?

Quel impact sur la pratique des médecins a pu avoir une étude d’apparence robuste qui a par la suite été réfutée? C’est la question que se sont posée trois économistes de la santé dont les travaux antérieurs s’intéressaient, entre autres, à expliciter l’augmentation du taux de césarienne aux États-Unis et au Canada depuis les années 1990. L’étude en question, dénommée Term Breech Trial, a été publiée en 2000 dans la prestigieuse revue The Lancet, réputée pour sa fiabilité. Cet essai randomisé, mené dans 121 centres de 26 pays, concluait que les bébés qui se présentent par le siège ont de meilleurs résultats de santé à court et moyen termes si l’accouchement se déroule par césarienne, sous-entendant que leur accouchement par voie basse est plus risqué.Dans la foulée, plusieurs sociétés savantes de gynécologie-obstétrique en Amérique du Nord et en Europe ont adapté leurs lignes directrices en conséquence, recommandant l’accouchement par césarienne des bébés en siège. Or, en 2004, une première étude — confirmée ensuite par d’autres — a contredit le Term Breech Trial. Elle a démontré qu’en considérant l’expérience des médecins et les caractéristiques des patientes ayant participé à l’essai, les indicateurs de santé des bébés en siège nés par césarienne n’étaient pas supérieurs à ceux nés par voie vaginale.Pour la professeure agrégée au département d’économique de l’Université Laval (UL), Maripier Isabelle, et ses collègues Philip DeCicca, de la Ball State University, et Natalie Malak, de l’University of Alabama, cette séquence s’apparente à du pain béni. «Ce n’est pas tous les jours qu’une étude médicale hyper médiatisée est remise en question, souligne-t-elle. On a donc voulu savoir si le Term Breech Trial avait induit des changements de pratique chez les médecins et comment ils s’étaient ajustés après sa contestation.»Pour ce faire, les chercheurs ont colligé puis analysé des données de naissance aux États-Unis entre 1995 et 2010. Elles portaient sur environ 28 millions d’accouchements, dont plus de 750 000 cas de bébés en siège, pour lesquels ils disposaient des bilans de santé des nouveau-nés durant leurs premières années de vie. Les trois ont ensuite comparé les taux de césarienne avant la publication du Term Breech Trial, pendant les quatre années suivantes (de 2000 à 2004) et après la parution du premier article contredisant l’étude (de 2004 à 2010). Ils se sont également appuyés sur un groupe de contrôle constitué de bébés qui se présentaient par la tête.Leurs résultats, publiés début juillet dans la revue Health Economics, sont éloquents. «La publication du Lancet n’a pas eu d’effet significatif sur le taux de césarienne des bébés à terme se présentant par le siège», indique Maripier Isabelle. Ce taux, qui était de 78,4% avant 2000, est passé à 80% entre 2000 et 2004. «Ce faible impact est probablement dû au fait que le taux de césarienne en pareilles circonstances était déjà très élevé aux États-Unis. Il n’y avait pas vraiment de marge d’ajustement», explique la professeure qui souligne en revanche que dans d’autres pays, comme le Danemark, où les taux de césarienne des bébés en siège étaient moins élevés, le Term Breech Trial a eu une incidence notable en très peu de temps.Prompte adaptationÀ l’inverse, après 2004, «nous avons constaté une réduction significative et rapide de ce taux, qui nous a surpris. Les obstétriciens ont très vite ajusté leur pratique, alors que la littérature montre qu’en général, les changements de pratique chez les médecins se font bien plus lentement», signale l’économiste. Le taux de césarienne dans les cas de siège est ainsi redescendu à 66% entre 2004 et 2010. Une baisse d’autant plus surprenante que, durant la période étudiée par les trois chercheurs, le taux de césarienne pour les bébés qui se présentent par la tête a augmenté de 6,6% à 11,4% aux États-Unis.Lire aussi: Prise en charge des nourrissons fébriles: une déclaration de la SCP bouscule la stratégie habituelleS’agissant des résultats de santé des bébés concernés, «si le Term Breech Trial disait vrai, on aurait dû constater des effets sur la santé des bébés en siège nés par voie vaginale après 2004. Mais il n’y en a pas eu», signale la professeure de l’UL, qui en déduit que les études ayant critiqué l’article du Lancet avaient «potentiellement raison».Les chercheurs ont par ailleurs observé que la réduction du taux de césarienne des bébés en siège a été plus prononcée parmi les jeunes médecins, de l’ordre du simple au double comparé aux cliniciens plus expérimentés. La professeure Isabelle y voit plusieurs explications possibles. «Les obstétriciens en début de carrière ont des habitudes de pratique moins ancrées et sont potentiellement plus branchés sur la recherche.» Elle suppose aussi que certains de leurs pairs plus chevronnés, qui pouvaient par exemple maîtriser la technique de retournement du bébé in utero, ont pu passer outre les conclusions du Term Breech Trial.Enfin, la dernière chose qui a surpris les trois chercheurs est liée à l’hypermédiatisation de la publication dans The Lancet, tandis que les articles qu’ils l’ont contredite n’ont pas bénéficié du même traitement médiatique. «Les études très médiatisées viennent influencer la demande des patients. On aurait donc pu s’attendre à ce que le Term Breech Trial ait un impact sur les patientes, ce qui n’a, semble-t-il, pas été le cas», indique Maripier Isabelle. Selon elle, les changements de pratique médicale, qui demeurent assez contextuels, viennent donc plus de l’offre des soins, c’est-à-dire des cliniciens, que de la demande de leurs patients.

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