Chirurgiennes en milieu inhospitalier: une ethnographie des préjugés sexistes dans les blocs opératoires

Malgré leur nombre croissant dans les facultés de médecine comme dans les salles d’opération, les femmes demeurent sous-représentées en chirurgie, tant sur le plan numérique que symbolique. Pour la Dre Jillian Schneidman, étudiante en médecine à l’Université McGill, qui a aussi entrepris une maîtrise en anthropologie médicale à l’Université d’Oxford, la question ne se limite pas à un simple enjeu de recrutement au sein des services de chirurgie.«Lors de mon premier stage en chirurgie, j'ai remarqué que les femmes chirurgiennes évoluaient différemment dans ces environnements, d'une manière subtile et tacite que je ne parvenais pas vraiment à cerner», raconte en entrevue avec Profession Santé celle qui a décroché son doctorat en médecine cette année et qui se destine à la chirurgie. Cette observation personnelle est devenue le point de départ d’une enquête ethnographique, menée sur sept mois dans un hôpital universitaire canadien, dont la Dre Schneidman tait le nom afin de préserver la confidentialité des participantes. Son étude vient d’être publiée dans The American Journal of Surgery.«La plupart des travaux existants se concentraient sur le nombre de femmes qui se lançaient en chirurgie, ce qui est important, mais j'ai remarqué qu'il y avait un grand fossé dans la compréhension de ce qu'est réellement le quotidien des femmes une fois qu'elles sont dans le milieu chirurgical», explique la chercheuse. Son objectif avec cette étude était donc d'explorer comment le genre est intégré à la pratique chirurgicale et comment les préjugés sont reproduits et vécus par les chirurgiennes. En plus de 67 heures d’observation en salle d’opération et en clinique, la Dre Schneidman a réalisé des entretiens semi-dirigés avec six femmes chirurgiennes issues de trois spécialités: obstétrique-gynécologie, chirurgie générale et orthopédie. Plutôt que d’interroger directement les participantes sur leur expérience du sexisme, elle leur a demandé de parler de leur quotidien professionnel. Résultat: le genre est apparu partout – sans toujours être nommé.Un statut chirurgical sans cesse remis en questionD’entrée de jeu, l’étude révèle que le statut même des femmes en tant que chirurgiennes est fragilisé. Ce phénomène est particulièrement marqué dans les spécialités historiquement féminisées comme l’obstétrique-gynécologie ou la chirurgie mammaire, que plusieurs collègues (souvent masculins) ne considèrent pas comme de la «vraie chirurgie».«L’attitude selon laquelle les obstétriciennes ne sont pas de vraies chirurgiennes est très répandue», confie l’une des participantes. «On pense que c’est juste une césarienne ou une hystérectomie, rien de complexe.»Cette dévalorisation symbolique s’accompagne de répercussions concrètes: interventions moins bien rémunérées, moins d’accès aux cas complexes, réputation professionnelle amoindrie. «Il y a un biais dans l’attribution des consultations chirurgicales», explique une autre clinicienne. «Les cas sont plus souvent dirigés vers des hommes. Ça influence directement le volume de pratique, le revenu, et la reconnaissance.»Lire aussi: Des femmes en salle d'opération font toute la différence, dit une étudeLa double contrainte: femme et chirurgienneLes femmes doivent aussi composer avec un double standard comportemental. On attend d’elles qu’elles soient à la fois compétentes en chirurgie et émotionnellement disponibles. «Les patients attendent plus d’une femme», estime une gynécologue. «Ils s’attendent à plus d’explications, à plus d’empathie, surtout en post-op.»Lire aussi: L'écart salarial entre hommes et femmes médecins est bien réel au CanadaÀ l’inverse, les qualités traditionnellement valorisées en chirurgie – assurance, autorité, détachement – seraient mal perçues lorsqu’elles sont exprimées par des femmes. Une participante illustre ce paradoxe: «Si je dis quelque chose d’un peu trop fort, avec un peu trop d’assurance, je peux très facilement et très rapidement être perçue comme une chialeuse. Les hommes peuvent dire ce qu’ils veulent, comme ils veulent. […] Et c’est attendu, accepté. Tandis que pour une femme, je dois vraiment trouver le juste équilibre.»Cette pression constante pour adapter ses comportements produit ce que l’étude nomme une «double contrainte»: être à la fois une bonne chirurgienne, sans trop sortir du cadre genré institutionnalisé.Des outils mésadaptésLe genre est également inscrit dans les objets et l’organisation autour des salles d’opération. Les femmes chirurgiennes décrivent des instruments conçus pour des mains plus grandes, des tabliers stériles mal ajustés, et même des affiches à l’entrée des blocs qui recommandent explicitement de porter un «calot de chirurgien pour homme» (mens hat).Une participante explique avoir choisi une surspécialité où les outils sont plus petits, simplement pour pouvoir les manipuler adéquatement. Une autre mentionne que certains instruments sont surnommés «outils misogynes» tant ils semblent inadaptés aux mains des femmes.«Ces détails peuvent paraître anecdotiques, mais ils révèlent une chose fondamentale: le corps attendu en salle d’opération, c’est un corps masculin», souligne la Dre Schneidman.Lire aussi: Les spécialistes masculins privilégiés par les médecins référents, hommes ou femmesUne inclusion de façadeLoin de minimiser les progrès réalisés dans l’accès des femmes à la chirurgie, la Dre Schneidman insiste sur un point qui lui semble crucial. «Ce n’est pas parce qu’on est plus nombreuses que le problème est réglé. Ce n’est pas juste une question de chiffres. Il faut se demander: est-ce que les hôpitaux et les salles d'opération sont conçus pour nous inclure réellement? Comment sont déterminées les rémunérations? Quelles spécialités sont valorisées? Ces questions difficiles doivent être posées par les institutions elles-mêmes qui doivent faire leur introspection.»La chercheuse appelle ainsi à un changement de paradigme. «Trop souvent, on responsabilise les femmes individuellement. Mais pour transformer la culture chirurgicale, il faut des solutions systémiques.»Une volonté de changer les choses de l’intérieurMalgré les récits troublants qu’elle a recueillis, la Dre Schneidman demeure résolument déterminée à faire carrière en chirurgie. «Ces témoignages ne m’ont pas découragée. Au contraire, ils m’ont motivée à entrer dans ce champ et à contribuer à son évolution», affirme la médecin en devenir.Son étude vient enrichir une littérature encore trop rare sur le vécu des femmes chirurgiennes au Canada. Elle ouvre surtout un espace de réflexion pour les décideurs et les médecins de toutes les spécialités.RéférenceSchneidman J, Rice K, Armstrong N. Women in surgery: The social construction of gender in surgical practice. Am J Surg. 2025 Apr 8:116343. doi: 10.1016/j.amjsurg.2025.116343

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