Cas prise de tête: quand le traitement qui sauve menace la vie à naître

Dans la carrière d’un médecin, il y a des patients qui bousculent tout: la science, les certitudes, et parfois même les émotions. Ceux qui forcent à réfléchir en dehors des protocoles. Et ceux avec qui se crée un lien qui dépasse la clinique, quand la confiance devient complicité thérapeutique. La Dre Dane Christina Daoud a accompagné une patiente qui a mis à l’épreuve autant sa pratique que son humanité.Elle était au début de la trentaine quand la Dre Daoud l’a rencontrée pour la première fois. Une jeune femme épuisée par deux décennies de maladie de Crohn, au bout de ses forces et de ses réserves. Les chirurgies s’étaient succédé – résections, stomie, fistules – jusqu’à ne lui laisser qu’environ 140 centimètres d’intestin. À 35 kilos pour un mètre soixante, avec un IMC de 13, elle ne pouvait plus survivre sans aide.La Dre Daoud a pris le relais à un moment critique. La jeune femme présentait une insuffisance intestinale chronique: son système digestif n’était plus capable d’absorber les nutriments essentiels. «Sans nutrition parentérale, elle n’aurait pas survécu», résume la gastroentérologue, responsable du programme de nutrition parentérale à domicile du CHUM. On lui a posé un cathéter central tunnélisé inséré par voie jugulaire interne droite afin de la nourrir par les veines. Avec l’aide de la Dre Daoud et de son équipe multidisciplinaire de nutrition parentérale à domicile, elle a appris à s’y brancher le soir, à se débrancher le matin, à gérer sa pompe et ses sacs de perfusion – un rituel quotidien devenu sa condition de survie.Peu à peu, son corps a repris des forces. Les apports parentéraux ont permis une remontée de poids spectaculaire: de 35 à 55 kilos en moins d’un an. Les électrolytes se sont stabilisés, les hospitalisations se sont espacées et ses menstruations sont revenues. «Elle avait retrouvé son poids usuel, qu’elle n’avait pas atteint depuis des années», se souvient la Dre Daoud. La jeune femme a pu reprendre ses études universitaires et, pour la première fois depuis longtemps, envisager l’avenir autrement qu’en termes de survie.La rémission n’a pourtant pas duré. Moins d’un an et demi plus tard, la maladie de Crohn s’est réactivée. Tous les traitements conventionnels avaient déjà échoué: anti-TNF, anti-IL12/23, anti-intégrines. Restait une seule option, l’upadacitinib, un inhibiteur sélectif de JAK1. «C’était le seul traitement qui fonctionnait. Sans lui, on perdait le contrôle de sa maladie», explique la Dre Daoud. Grâce à cette molécule, l’inflammation s’est apaisée et le poids s’est maintenu.À lire aussi: Un chercheur utilise l'IA pour développer un antibiotique contre la maladie de CrohnUne grossesse inattendue et un dilemme inéditEt puis, l’impensable est arrivé: la jeune femme est tombée enceinte. Une grossesse survenue alors qu’elle recevait toujours de la nutrition parentérale et un traitement par upadacitinib, un médicament à la sécurité fœtale incertaine. À la connaissance de la Dre Daoud, c’était la première grossesse de ce type documentée au Québec. Dans la littérature internationale, une seule revue systématique avait recensé à peine 21 grossesses en trente ans chez des femmes françaises sous nutrition parentérale à long terme – dont près des deux tiers avaient été marquées par des complications maternelles.«C’était un véritable casse-tête clinique», raconte la Dre Daoud. «Les risques que nous redoutions ne concernaient pas seulement l’état clinique de la patiente. Du côté maternel, nous craignions une exacerbation de sa maladie de Crohn, une bactériémie liée à une infection du cathéter, des épisodes subocclusifs, ou encore une dénutrition aiguë – ce qui, chez elle, pouvait survenir très vite et avoir des conséquences dramatiques. Mais il y avait aussi des risques du côté fœtal: retard de croissance intra-utérin, prématurité, ou une malformation possiblement associée à l’upadacitinib.»Face à ce dilemme, l’équipe a longuement hésité. Fallait-il interrompre l’upadacitinib, au risque de provoquer une rechute sévère de la maladie de Crohn, ou maintenir le traitement malgré l’incertitude quant à ses effets sur le fœtus? «On a beaucoup discuté avec la patiente et son conjoint, se souvient la Dre Daoud. Nous leur avons exposé les risques, sans détour. Finalement, nous avons jugé plus dangereux d’arrêter le traitement que de le poursuivre, car une poussée de Crohn aurait pu compromettre à la fois la santé de la mère et celle de l’enfant.»Dans la même série: Un visage rongé, une vie à reconstruireNeuf mois d’équilibre précairePour encadrer cette grossesse hors norme, un suivi rapproché a été instauré dès les premières semaines. «Cette grossesse n’aurait jamais pu être menée sans une étroite collaboration entre la gastroentérologie, la gynéco-obstétrique et la médecine obstétricale de la clinique de grossesse à risque», insiste la Dre Daoud. La patiente était vue toutes les deux semaines, puis chaque semaine dès la vingtième. Poids, électrolytes, hydratation, croissance fœtale: tout était minutieusement surveillé «et on ajustait au besoin», indique la gastroentérologue.Malgré les risques, la grossesse s’est déroulée étonnamment bien. La jeune femme a pris du poids, passant de 53 à près de 65 kilos. Les électrolytes sont restés stables; trois perfusions hebdomadaires ont suffi. Une seule complication est survenue vers la 30e semaine: une occlusion intestinale transitoire, résolue en vingt-quatre heures. «C’était notre plus grande crainte», admet la médecin. «Mais tout s’est stabilisé rapidement, sans séquelle pour la mère ni pour le bébé.» En prévision de l’accouchement, une rencontre multidisciplinaire a réuni gastroentérologues, obstétriciens et anesthésistes. «On a privilégié une césarienne parce qu’elle offrait un meilleur contrôle de l’intervention dans un contexte chirurgical très complexe, alors qu’un accouchement vaginal aurait été beaucoup plus imprévisible et à haut risque de complications en urgence.»La césarienne s’est finalement déroulée comme prévu. La patiente a accouché d’un enfant en parfaite santé, à 38 semaines et 3 jours de gestation (poids: 3,45 kg; Apgar: 9-9-9). «Tout s’est passé à merveille», se souvient la Dre Daoud. «Après tout ce qu’elle avait traversé, la voir tenir ce bébé dans ses bras, c’était irréel.» La mère a obtenu son congé trois jours plus tard, sans complication postopératoire. La maladie de Crohn s’est ensuite légèrement réactivée, mais la jeune femme est demeurée stable, poursuivant ses suivis réguliers avec l’équipe du CHUM.Aujourd’hui, la Dre Daoud garde un lien fort avec sa patiente. «Chaque mois, elle m’envoie des photos de son bébé», confie-t-elle, le sourire dans la voix. Sur son cellulaire comme dans son bureau, les images de la mère et de l’enfant rappellent l’exploit collectif que fut cette grossesse. «C’est un cas que je n’oublierai jamais, dit-elle. Il m’a rappelé que la médecine n’est jamais une aventure solitaire – c’est toujours un travail d’équipe, et parfois, un acte de foi.»

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